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| Le poignard d'argent, de Frédéric Le Guyader | |
| | Auteur | Message |
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Patrice Ciréfice super posteur
Nombre de messages : 3411 Localisation : Brasparts Date d'inscription : 09/02/2009
| Sujet: Le poignard d'argent, de Frédéric Le Guyader Ven 5 Avr - 6:54 | |
| I Dans le Berry, au milieu d'une plaine immense, nue, aride, stérile et désolée, s'élevait, il y a une quinzaine d'années, une misérable chaumière. Quatre poutres grossières vermoulues, plantées verticalement dans le sol, une barrière de planches ou de fagots, revêtue extérieurement de terre glaise, un toit de paille et de feuilles sèches, voilà de quoi se composait cette hutte. Il y avait déjà cinq ans que Jean Barbeau, le fendeur de bois, s'était construit à lui-même cet asile. Par suite d'une tolérance qui devient de jour en jour plus rare, les employés du cadastre et les autorités du canton ne l'avaient pas inquiété. « Ce vagabond a quitté les bois un beau jour, après s'être marié, disait-on ; il a jugé à propos de venir demeurer par ici ; il a coupé les arbres on ne sait où et usurpé trente pieds carrés d'un sol stérile. Qu'on le laisse en paix, il pourrait faire pis que cela ; et puis d'ailleurs, il faut bien qu'il habite quelque part. » Jean Barbeau, le fendeur, devenait donc peu à peu, par le seul fait de la possession, le maître incontesté de la triste cabane dont nous venons de parler. Il y vivait avec sa famille, d'abord du produit de son travail, qui était peu de choses, et, en second lieu, de ce que lui rapportait la chasse. Chaque hiver, en effet, le fendeur se faisait braconnier ; le dimanche, il prenait le chemin de la ville, et allait vendre soit un lièvre attrapé au collet, soit un chapelet de canards sauvages tués sur la marge des étangs voisins. Mais les jours se suivent et ne ressemblent pas. Toutes les années n'étaient pas toujours heureuses pour la famille du bûcheron. C'était à la fin de Décembre, cet hiver-là, le froid était terrible, depuis un mois il gelait à pierre fendre. On conçoit aisément qu'une immobilité morne régnât dans toute cette partie de la province. Aucun troupeau ne sortait des étables. Il était midi, et cependant on eût dit que le jour était sur le point de s'éteindre. Le vent s'engouffrait dans la cheminée de la cabane avec une violence incroyable. Des branches de bois flambaient, il est vrai, au fond de l'âtre ; mais comme la hutte était ouverte à tous les vents du ciel, ce feu n'était qu'un mince palliatif. Il y avait d'ailleurs dans la pauvre demeure bien d'autres souffrances que le froid à faire cesser. Pénétrons, si vous le voulez, dans le triste réduit. En y entrant, on s'aperçoit à peine du changement de température, quoique la pauvre mère ait calfeutré de son mieux les fentes nombreuses. Cette femme, âgée de vingt-cinq à trente ans, paraît déjà très vieille et cassée. Ses traits, quoique altérés par la douleur, par la faim, par l'insomnie et par la fièvre, ne manquent pas de quelque régularité. Il y a même une certaine beauté agreste dans ses regards ; mais la beauté ne dure qu'un jour, quand les pensées sombres traversent le front et que les yeux pleurent. Toutefois, l'ensemble de la physionomie respire la résignation et la douceur. A deux pas du foyer, dans le coin le moins glacé de la chaumière, sur une planche soutenue par deux escabeaux et garnie de fougères, dort d'un sommeil lourd et pénible une toute petite fille. La santé robuste de cette enfant parait défier les privations les plus dures. - Dors ! Marguerite, dors ! murmure de temps en temps la mère. Pendant que de doux rêves te berceront, tu ne penseras pas à demander du pain ! La figure de la petite dormeuse est marquée de tâches rouges ; ses lèvres sont enflées ; ses cheveux, d'une incroyable finesse, sont d'un châtain qui tire sur le blond. - On devine qu'elle sera belle un jour. A côté de ce pauvre ange endormi, veillait la sœur aînée avec une sollicitude toute maternelle. Cette enfant, déjà grave et réfléchie, - à sept ans ! - ravive le foyer en y jetant du bois, et épie les moindres mouvements de sa sœur. Mais malgré son dévouement et sa tendresse, les sifflements de la bise arrivent jusqu'au misérable berceau et réveillent Marguerite. - J'ai faim ! s'écria la petite fille d'un ton déchirant. - J'ai faim et j'ai soif ! ajouta la sœur aînée en se tournant d'un air accablé vers sa mère. - Patience, mes chères petites, répondit la pauvre bûcheronne en caressant ces deux têtes souffrantes ; votre père est allé à la ville, il ne peut tarder à revenir ; il nous apportera du pain, un peu de viande de boucherie, du lard, du fromage et probablement du gibier qu'il aura tué sur la route ; il ne faut qu'attendre un peu. Pour apaiser plus sûrement encore ces cris de désespoir, la mère se mit tour à tour à chanter des complaintes et à leur raconter des légendes. Au bout d'une demi-heure, un bruit soudain se fit entendre. - Silence ! s'écria la bûcheronne ; avez-vous entendu, mes enfants ? ce sont des pas qui approchent. - C'est quelque loup du bois voisin qui rôde autour de la cabane, dit la sœur aînée en se serrant contre sa mère avec frayeur. (à suivre) | |
| | | Patrice Ciréfice super posteur
Nombre de messages : 3411 Localisation : Brasparts Date d'inscription : 09/02/2009
| Sujet: Re: Le poignard d'argent, de Frédéric Le Guyader Ven 12 Avr - 6:29 | |
| - Non, Catherine, je ne me trompe pas ; c'est votre père, mes enfants. En ce moment, un homme d'une quarantaine d'années parut sur le seuil. Son front était couvert de rides, ses cheveux, longs et raides, tombaient sur ses yeux. Habillé de minves vêtements en droguet, il avait la tête couverte d'un de ces chapeaux ronds à larges bords que portent de temps immémorial les habitants de cette partie de la France. Il tenait au bras droit un petit fusil de chasse, et au bout du canon de ce fusil un pain bis de quatre livres. A peine était-il entré qu'il se laissait tomber d'épuisement et de fatigue sur un des escabeaux vides qui étaient placés près de l'âtre. - Tiens, Marianne, dit-il au bout d'un instant en tendant le fusil à sa femme, prends ce pain et mangez-le à vous trois. - Mais toi, Jean, n'en veux-tu pas ta part ? - Non, c'est pour vous trois, te dis-je. La mère et les petites filles, sans se laisser le temps de remercier ni d'embrasser leur bienfaiteur, se jetèrent sur le pain avec un empressement sauvage. Il y avait deux jours qu'elles n'avaient pris aucune nourriture. Quant à Jean Barbeau, assis dans un coin adossé à un angle de sa cabane, il contemplait ce tableau d'un regard sombre et farouche. II. Cependant, au bout de quelques minutes, quand la première ardeur fut apaisée, la femme fit un pas vers son mari, et lui dit d'une voix émue jusqu'aux larmes : - Pardonne-moi, mon pauvre Jean, j'ai été bien injuste et bien cruelle tout à l'heure ; je n'ai songé qu'à moi ; je brûlais de consomption et de faim depuis ce matin. Mon Dieu ! comment ne t'ai-je pas encore dit que c'était toi qui nous sauvais toutes les trois ? En faisant de la main un signe aux deux petites filles : - Venez, mes anges, ajouta la bûcheronne ; venez embrasser et remercier votre père. - C'est vrai, s'écria l'aînée des enfants en couvrant de baisers le front et les mains du paysan ; tu nous as sauvées, cher père, c'est toi encore qui nous fera vivre demain. En entendant ces mots, le bûcheron ne put de défendre de froncer le sourcil. - Demain ! dit-il d'un ton de voix étrange, ah ! mes enfants, je ne sais pas s'il y aura un demain pour nous. Le pain que je vous ai apporté était ma dernière ressource. - Mais, reprit Marianne, n'as-tu donc rien tiré des fagots que tu devais vendre au boulanger de Cérilly ? - Le boulanger de Cérilly les a refusés, pour un bout de temps, attendu qu'il n'a plus besoin de chauffer son four ; on ne lui vend plus de grainau marché ni de farine au moulin. - Mais le curé ? - Il est logé à la même enseigne que nous, le pauvre homme ; il n'a ni sou, ni maille, ni pain, ni pâte. Je suis sorti de chez lui avec autant de tristesse que lorsque j'ai fermé, ce matin, la porte de la cabane. Il y eut un moment de silence. Marianne fondait en larmes. - Ecoute, femme, reprit le bûcheron ; il faut que cette misère ait un terme. J'ai toujours été un honnête homme, j'ai toujours tout respecté. Métier de dupes. Tiens, Jacques Balmat, que j'ai rencontré, m'a dit à l'oreille : “Viens avec moi !” - Sainte Vierge ! Jacques Balmat, un voleur de grand chemin ! - Tout ce que tu voudras ! Mais il a de l'argent dans sa bourse, et il trouve à manger dans toutes les auberges du pays. Il a deux bâtards éparpillés d'ici à Aulnay ; ces enfants-là ne crient plus la faim comme les nôtres. J'ai assez d'une vertu trop lourde ; je vais faire comme Jacques, et cela pas plus tard que ce soir même. Marianne, qui n'avait plus la force de parler, se roulait à ses pieds pour le retenir. - Je n'ai pas de poudre et pas un sou pour en acheter, poursuivit le bûcheron ; je ne me servirai donc pas de mon fusil ; mais, au besoin, on fait arme de tout. Je trouverai dans le bois ce qu'il me faudra. - Jean ! mon cher Jean ! pense à tes enfants, à ta femme, à ton salut éternel ! Mais il ne l'entendait déjà plus, et sortait de la cabane en criant : - Malheur au premier que je rencontrerai sur la route ! III. Dès qu'il eût disparu, la bûcheronne, prenant ses deux petites filles par la main, les fit agenouiller devant un petit crucifix de bois. - Vite, mes enfants, dit-elle, il ne s'agit pas de pleurer, priez avec moi, et dites : “Seigneur, mon Dieu, faites que notre père ne devienne pas un voleur de grand chemin.” - “Seigneur, mon Dieu, répétèrent les petites filles, faites que notre père ne devienne pas un voleur de grand chemin. Cependant, Jean Barbeau, éperdu, courait du côté du sentier par où passaient à de longs et rares intervalles, des voyageurs affairés. La nuit allait venir. (à suivre) | |
| | | Patrice Ciréfice super posteur
Nombre de messages : 3411 Localisation : Brasparts Date d'inscription : 09/02/2009
| Sujet: Re: Le poignard d'argent, de Frédéric Le Guyader Ven 19 Avr - 6:16 | |
| - Mais, disait le bandit improvisé, s'il passait par ici un prince ou un banquier chargé d'or, je serais l'homme le plus embarassé de la terre. En premier lieu, je suis très novice dans le métier ; en second lieu, je n'ai rien, mais absolument rien, pour attaquer ni pour me défendre. Comment donc faire ? Prendre un bâton dans le bois ? Belle ressource ! Qu'est-ce qu'un bâton ? Si je rencontre un marchand de bœufs, par exemple, il en aura un aussi, et de plus un grand couteau de poche. Comment donc faire ? Au moment où il achevait ses paroles, le trot d'un cheval se fit entendre. En tendant l'oreille du côté d'où venait le bruit, Jean comprenait qu'un voyageur ne devait pas être loin. - Mais comment l'attaquer, se demanda-t-il. Le bûcheron s'arrêta un moment derrière un gros chêne. En quelques minutes, quarante années d'une vie honnête se présentèrent à son esprit et remuèrent profondément son cœur. Quoiqu'il gelât à pierre fendre, la sueur lui coulait du front. - Je vais donc devenir voleur, reprenait-il, voleur de grand chemin ! ... Mais bast ! elles ont faim, demain nous n'aurons plus rien. Les pas du cheval devenaient de plus en plus sonores. En ce moment, comme Jean faisait un pas en arrière comme pour épier, quelque chose de dur et de tranchant s'attacha à sa chaussure. Il se baissa. - Une lame ! un poignard ! ... c'est un poignard ! murmurait-il. Il est rouillé, mais aigu ! allons ! allons ! c'est l'enfer qui me l'envoie ! Il avait fini à peine que le voyageur passait près du chêne toujours au petit trot. Jean, pareil à un tigre blessé, se jeta au milieu du chemin ; et en élevant la lame de son arme : - La bourse ou la ...., s'écria-t-il. Et, en voyant l'hommequ'il attaquait : - Non, non, reprit-il, la charité .... s'il ... vous ... plait ..., mon ... bon ... monsieur. - Diable, répliqua le voyageur, qui avait un pistolet au poing, tu as de drôles de façons de demander l'aumône, mon garçon. Celui qui parlait ainsi était un homme grand, très vigoureux et armé de la belle manière. Il saisit le bûcheron par le poignet et lui arracha la lame des mains. - Tu as bien fait, lui dit-il, de changer le refrain de la chanson ; tu demandes la charité ; tu auras un louis, mais je te confisque ton couteau. Et après avoir contemplé la lame : - Où as-tu pris ce poignard ? demanda le cavalier. Ici, deux mots de parenthèse sont indispensables. L'étranger n'était autre que M. le comte Sigismond d'Altafort, membre de la société des antiquaires du Berry, c'est-à-dire l'homme le plus amoureux de vieille ferraille qu'il y eût en France. A la vue de la lame que le bûcheron avait tournée contre sa poitrine, il s'était tout à coup dressé sur la selle de son cheval. - Dieu me pardonne ? s'écria-t-il en faisant tomber la rouille et la boue qui recouvraient le couteau, c'est un poignard d'argent, c'est un poignard du moyen âge ! Au bout de quelques minutes, il reprenait son monologue. - Mais ce n'est pas tout, voilà trois fleurs de lis et un faucon, le tout rayé d'une barre ; ce sont les armes du bâtard Dunois. Ne serait-ce pas le poignard de la chronique : “De valeureux bâtard obtint que trois Anglais viendraient se battre contre lui au poignard, dans le Bourbonnais, au pied du Chêne-Tordu ?” Pour la seconde fois, où as-tu pris ce poignard ? demanda l'antiquaire. Jean Barbeau montra du doigt l'arbre derrière lequel il avait trouvé son arme. - C'est bien cela ! s'écria le comte d'Altafort en frappant dans ses mains. Un chêne, un chêne tordu ! Je tiens le poignard d'argent de Dunois. Tu m'as arrêté tout à l'heure d'une manière un peu – brusque – pour ne rien dire de plus ; - tu me demandais la charité à la manière du bandit de Gil-Blas ; mais, n'importe : tu as eu un mouvement qui m'a fait tout oublier, tu m'apportes un monument historique, que je cherche depuis trente ans ; tu peux compter sur moi. Ce drame, qui est la vérité la plus authentique, s'est dénoué très naturellement le même soir. Vingt minutes après que se furent passés les faits que nous venons de rapporter, l'antiquaire et Jean Barbeau faisaient ensemble leur entrée dans la cabane. - Juste ciel ! Qu'est-ce que cela signifie ? disait Marianne toute troublée. - Mon Dieu, répondit le bûcheron, cela veut dire que nous sommes sauvés. En même temps, il lui raconta tout ce qui venait de se passer. Il avait à peine fini, que le comte d'Altafort déposait sur l'escabeau une poignée d'or ; - une somme énorme pour de pauvres gens. - Voilà le prix du poignard de Dunois, disait-il. Si cela ne vous suffit pas, faites-le moi savoir. La mauvaise saison passa ; Jean Barbeau revint au travail, et chaque soir il répétait à ses enfants : - Rien n'autorise à se faire voleur, pas même la faim. FIN | |
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