Lannédernéenne d'adoption, Suzanne Masson est passionnée tout à la fois par la Bretagne et par le monde des contes. Inutile de dire qu'elle a trouvée matière dans nos Monts...
Après s'être lancée dans des adaptations et des créations au profit des enfants, elle s'est engagée dans l'aventure d'un concours de contes, organisé par le Parc d'Armorique, en partenarait avec le conteur Loïc Pujol.
Le thème: "la disparition de la centrale nucléaire de Brennilis dans le paysage des Monts d'Arrée".
Le résultat ne s'est pas fait attendre: lauréate dans sa catégorie, elle a reçu son prix hier à Brennilis...
Suzanne a eu l'excellente idée et la gentillesse de bien vouloir mettre en ligne sa légende sur notre forum avec cette dédicace: " J'offre la mienne à tous les enfants (... et à ceux qui le sont restés... j'en connais!!!!), à tous ceux qui - un jour,- se sont arrêtés près du loup de Brasparts..."
Merci Suzanne! et vivement le prochain concours...BRASPARTS 2222
Loup, fatigué mais heureux, retrouve sa couche de pierre sur la place de Brasparts.
Il recroise ses pattes avant : la droite sur la gauche – c’est le signe convenu - rien de changé depuis plus de deux cents ans qu’il vit ici : demain un enfant viendra récupérer « la pierre à histoires » - le caillou blanc - qu’il rapporte de chacune de ses balades nocturnes.
Cette nuit c’était l’anniversaire du « grand déménagement »… la fête sur le site de Nestavel : cet immense espace vert où se côtoient lande, marais et tourbières, où prospèrent les korrigans et leurs familles, où se diversifient depuis plus d’un siècle des plantes et des animaux qui ont bien failli disparaître.
Loup a rappelé, cette année encore, à tout le petit peuple de la lande, la grande histoire de Nestavel : celle que demain, 1er mai 2222, un enfant viendra écouter dans le caillou blanc.
Loup a toujours aimé quitter son habit de pierre à chaque nouvelle lune pour courir dans la lande.
Une nuit, il y a plus d’un siècle, lorsqu’il arriva au pied de la chapelle en haut de la montagne Saint Michel, le chef des korrigans entouré de 50 familles au grand complet l’attendait.
"Loup, nous avons besoin de toi ; nous devons retrouver la terre de nos ancêtres, la terre qui nous a été volée pour construire la Tour Grise de Nestavel qui enferme ce dangereux dragon … on dit qu’il est si malfaisant que nous devons craindre même le moindre souffle de son haleine… on dit aussi que même ses crottes resteront empoisonnées pour des milliers de jours… Nous avons besoin de cet espace pour nos familles qui s’agrandissent.
Nous sommes si petits et n’avons comme alliés que les animaux de la lande et des tourbières qui, eux, craignent de périr empoisonnés.
Moi, Kaïs, j’ai rencontré la sirène du lac de Brennilis ; elle aussi est prête à nous aider : la semaine dernière ses belles écailles ont été endommagées par l’eau chaude recrachée par le dragon.
Aide-nous, Seigneur Loup."
Le loup, perplexe, se reposa sur son derrière et tourna son regard vers le ciel étoilé, comme s’il interrogeait la lune. Que faire ?
Kaïs se racla la gorge pour rappeler sa présence.
"- Vous pouvez compter sur moi, Kaïs, mais la bataille sera rude et il faudra mobiliser toutes nos forces. Je vais réfléchir et retrouvons nous ici, demain, à la même heure."
Loup revint à travers la lande et plus qu’à l’habitude prit le temps de humer la senteur âcre et envoûtante des genêts, l’odeur de miel des bruyères et se remplit les yeux du paysage qui s’étalait à ses pieds : miroir d’argent du lac de Brennilis où se reflétaient les éclairs inquiétants de cette tour hantée.
Il atteignit son gîte sur la place de Brasparts et enfila son habit de pierre ; cette fois patte gauche sur patte droite … les enfants sauraient que cela signifiait : pas d’histoire aujourd’hui.
Le lendemain, dès les premiers rayons de lune, il était sur la montagne Saint Michel, attendu par les korrigans inquiets assis autour de Kaïs.
"Amis, nous allons organiser ce grand déménagement pour la prochaine lune et chacun devra préparer minutieusement cette bataille. Venez dans la caverne de mes ancêtres.. Nous y serons tranquilles, loin des oreilles indiscrètes, pour que je vous explique mon plan."
Personne ne put entendre ce qui se dit ce soir-là mais la nuit suivante fut celle du grand événement.
C’était une nuit de brume épaisse : une de ces nuits où la montagne et la lande sont enveloppées d’un voile qui paraît impénétrable et mystérieux.
A minuit Loup était au pied de la chapelle, entouré de sept korrigans portant la lance que Kaïs venait d’emprunter au bon archange Saint Michel.
On entendit un frémissement dans la lande au bas de la montagne, bruits étouffés dans la brume mais l’œil averti du loup distingua la longue armée en route qui traçait comme un sentier mouvant du sommet de la montagne jusqu’à Nestavel : colonne impressionnante éclairée, ça et là, par des vers luisants que de korrigans portaient à la pointe de leur bonnet.
Loup prit la tête de ce chemin vivant : 60 renards, 50 blaireaux, 70 hermines, 30 belettes, 200 taupes, 100 musaraignes et mulots, 10 000 araignées et un million de fourmis. Au-dessus de la colonne les chauves-souris faisaient des allers et retours pour transmettre les messages entre Loup et Kaïs.
Arrivés aux abords de la Tour Grise les renards se dispersèrent aux quatre points cardinaux pour faire le guet et prévenir ; les blaireaux se mirent au travail aidés par les rongeurs et, maille par maille, détricotèrent le grillage de protection pendant que les chauves-souris faisaient tomber sur les gardiens une pluie d’herbes à oubli fournies par les hermines ; celles-ci, en bonnes guérisseuses, avaient fait provision d’herbes magiques et d’eau dans les fontaines sacrées.
La Tour Grise ressemblait maintenant au Château de la Belle au Bois Dormant… mais tous savaient que Dragon, à l’intérieur, ne dormait que d’un œil.
Au signal donné les taupes plongèrent sous la plateforme du donjon avec mission de transformer le socle en gruyère fragile.
Loup ouvrit la porte qui grinça sur ses gonds.
Il était entouré d’une multitude de korrigans conduits par Kaïs et bien déterminés à lutter jusqu’à la mort pour récupérer le terrain et le débarrasser de ce dragon puant et de tout ce qu’il avait empoisonné.
On entendit comme un rugissement : Dragon était là !
Gueule immense et grande ouverte...crachant des flammes ; son haleine fétide rendait l’air irrespirable.
Loup comprit qu’il fallait agir vite. Il s’avança courageusement et sauta, par derrière, sur la nuque du monstre qu’il mordit furieusement. Celui-ci renversa son cou visqueux et enfonça ses griffes dans l’échine du loup qui se retint pour ne pas hurler. Kaïs, aidé de sept des korrigans les plus courageux, se saisit de la lance et profita de ce que le dragon avait la tête retournée vers l’arrière pour enfoncer la pointe de l’arme du Grand Saint Michel dans l’œil gauche du monstre.
Le dragon hurla et cracha du venin fumant qui se répandit sur le sol comme de la lave ; il secoua sa tête borgne pour rechercher l’ennemi. Pendant ce temps les courageux petits guerriers, qui soutenaient toujours la lance de Kaïs, attaquèrent de la même façon l’œil droit et le dragon aveugle se mit à courir dans tous les sens… crachant, hurlant, vomissant, pétant… Tant et si bien qu’il s’assomma lui-même dans la grande porte blindée.
Son corps écailleux était agité de soubresauts impressionnants et sa queue fouettait l’air avec une force inouïe… Tant et si bien qu’il accomplit lui-même le travail prévu pour les mille korrigans qui attendaient le signal de la démolition prévue par Kaïs : affaiblie par le travail souterrain des taupes la Tour Grise se mit à vibrer, la grande cheminée trembla.
Loup donna l’ordre à tous les vaillants petits combattants de s’éloigner et tout l’édifice s’écroula sur le dragon moribond.
On entendit des hourras, des chants, des cris de victoire... les korrigans formaient un grand cercle autour de Kaïs qui embrassait la lance portée à bout de bras au-dessus de leurs têtes.. « Merci Grand Saint Michel… merci… demain nous vous rapporterons votre lance ! »
Tout le monde se remit au travail.
Le déblaiement avait été minutieusement prévu : les chauves-souris s’envolèrent pour avertir la Grande Sirène du lac et l’on vit des barques reliées les unes aux autres s’approcher du ponton.
La Tour Grise n’était plus qu’un amas de gravats fumants. Déjà les araignées étaient au travail : comme prévu elles tissaient, tissaient à toute vitesse et enveloppaient minutieusement chaque caillou, chaque morceau de chair du dragon écrabouillé, chaque éclat métallique, chaque petit morceau de ce grand éclatement… et même le moindre petit bout de crotte de dragon… et les fourmis déblayaient ces petits paquets et laissaient place nette comme elles savent si bien le faire : portant inlassablement chaque morceau emballé dans une toile protectrice jusqu’au train de barques que la Sirène dirigeait jusqu’au Youdig, à l’entrée des portes de l’Enfer. Tout le petit peuple des Eaux formait une grande chaîne et l’on entendait les « ploc, ploc » incessants que faisaient les débris lancés dans le gouffre infernal.
Le déménagement s’achevait.
Les araignées, vidées de fatigue, se dispersèrent dans les feuillages ; les chauves-souris étaient déjà reparties dans leur grotte humide.
Kaïs, suivi d’une dizaine d’hermines guérisseuses, s’approcha du Loup pour soigner ses profondes blessures : l’eau des fontaines magiques et les plantes bienfaisantes commencèrent à agir.
Loup était calme, serein et souriait malgré ses douleurs.
"Merci, Seigneur Loup, dit Kaïs, tu seras à jamais l’ami de notre petit peuple. Et tu sais que les korrigans savent se souvenir !"
Le transport des déchets empaquetés dura encore deux bonnes heures.
Au fur et à mesure du déblaiement du terrain redevenu sain des poulpiquets jardiniers semaient, plantaient, arrosaient : bruyères, ajoncs, genêts, saules côté landes et une autre équipe côté tourbières : gentiane bleue, plantes carnivores, lycopode, linaigrette, piment royal et sphaignes.
Lorsque la brume commença à se disperser un nouveau paysage apparut : immense lande, tourbière à perte de vue… les korrigans se partageaient déjà leur nouveau territoire.
La grande fête commença… La Sirène éblouissante se leva du Lac en souriant puis elle replongea dans son royaume.
Les animaux exténués regagnèrent leur terrier : la trêve allait s’achever et demain la chasse entre espèces recommencerait !
Loup se mit à trottiner tout en boitant.. Son échine était guérie… il voulait regagner son gîte avant le lever du soleil ; il savait qu’un enfant attendait son caillou blanc… et qu’il allait croiser patte droite sur patte gauche.
Eh oui ! Aujourd’hui nous sommes le 1er mai 2222 et tu viens d’écouter cette histoire devenue légende en portant cette pierre à ton oreille. Sache que la grand-mère de ton arrière grand-mère a vécu cet événement : à l’époque sur le journal on l’a appelé « DISPARITION DE LA CENTRALE NUCLEAIRE DE BRENNILIS »
Suzanne Masson
et merci à Monique pour les photos prises à Brennilis lors de la remise des prix et la lecture du conte par Suzanne...