Potig de Brasparts entre au Paradis
Franchig Kerneis naquit à Coat-Compez, en Brasparts, presque au pied du mont Saint-Michel. C'était un homme qui faisait honnêtement son métier de cultivateur, vivant avec sa famille dans une bonne aisance, ne médisant pas de ses semblables, aimant son prochain,remplissant de son mieux ses devoirs de chrétien, à tel point qu'il devint par sa conduite un des meilleurs paroissiens du recteur qui le citait en exemple au village.
Cependant, au bourg de Brasparts, Franchig Kerneis avait un vague cousin du même nom et prénom, connu à la ronde sous le sobriquet de « Potig » Kerneis. Bien qu'apparentés,presque du même âge, les deux cousins ne se ressemblaient pas. Autant Franchig de Coat-Compès avait une existence irréprochable, autant son cousin menait une vie désordonnée. Potig, ayant passé sa jeunesse dans l'armée, y avait contracté de mauvaises habitudes. Il était ivrogne, menteur, mécréant, bref, un mauvais sujet fuyant les gendarmes qui essayaient parfois de le calmer, éviatnt le recteur qui tentait de le ramener à la raison.
- Moi, je suis libre; je ne connais ni chef, ni supérieur. Buvons, dansons, prenons la vie du bon côté, elle est trop courte pour qu'on la gâche, avait-il l'habitude de dire.
Maréchal-ferrant, il ne séjournait ps longtemps chez le même patron où toujours quelq'un ou quelque chose le contrariait. Il avait couri toute la Cornouaille sans trouver la bonne place dont il rêvait, puis, un jour, vieilli, fatigu, repenti, il revint mourir à Brasparts, n'ayant même pas un écu pour faire réciter une prière pour son âme. Et c'est ainsi qu'il se présenta à la porte du Paradis:
- Toc, toc.
Par le judas, un oeil le dévisagea.
- Votre nom et adresse?
Ne se sentant peut-être pas en règle, Potig se présente sans donner de détails.
- Franchig Kerneis, de Brasparts.
- De Coat Compèz?
- Oui.
- Entrez; votre place est réservée en raison de votre bonne vie terrestre qui nous a donné satisfaction. Ce n'est pas comme votre cousin, Potig, du bourg, celui-là on l'attend aussi sans tarder; mais pas ici, bien sur!
C'est donc par ruse, par mécompte, en trichant, que Potig entra au céleste séjour avec les fonctions d'aide-portier, par ordre d'un tout petit secrétaire qui le reçut en l'absence de saint pierre en vacances.
Dans son nouveau poste, Potig se tenait très bien, essayant de se montrer digne de la charge qui lui était assignée.
Jamais le grand portal, les vitres du Ciel ne furent plus propres; tout brillait; c'était plaisir de les voir.
Cependant les habitués avaient remarqué que Potig ne s'éloignait guère de la porte d'entrée; on aurait dit qu'il attendait quelqu'un pour être le premier à lui souhaiter la bienvenue. Ce quelqu'un, c'était son cousin Franchig Kerneis, De Coat-Compèz, dont il tenait la place illégalement. Aussi vous comprenez que notre lascar n'avait pas hâte de le voir arriver par crainte d'une explication orageuse. Il arriva cependant un jour.
Potig, qui guettait les entrées, le reconnut de loin. A travers les carreaux, de son plumeau lui fit signe d'attendre, et il attendit cent ans.
Au bout de ce temps, impatienté, malgré les signaux désespérés de Potig, il osa frapper au portail où saint Pierre était de service.
- Toc, toc.
- Qui est-ce?
- Franchig Kerneis, de Coat-Compez, en Brasparts.
- Mais vous êtes au ciel depuis cent vingt ans!!!
- Pas possible, il doit y avoir une erreur!
Non, non, les registres sont là; votre nom est pointé comme entrant; vous êtes aide-concierge.
- Mais nous étions deux Franchig Kerneis à Brasparts. Il y avait moi et mon cousin Potig, mort depuis très longtemps.
- Tiens, tiens, je parie qu'il y a eu malentendu pendant que j'étais en vacances.
On compare les registres et les listes nominatives avec les adresses exactes et l'on s'aperçoit vite du subterfuge. Alors saint Pierre, l'oeil courroucé, s'adressant à Polig:
- Comment, gredin, tu as osé donner un faux nom pour usurper la place d'un honnête homme, de ton cousin, en plus?
Il appelle le petit secrétaire qui dut reconnaître avoir admis potig par mégarde, n'étant pas très au courant des us et coutumes des fonctions de portier.
- Comment allons-nous arranger cela, dit saint Pierre? Je sais que ce n'est pas tout à fait la faute de Potig, mais plutôt la votre; aussi, je vous préviens que votre avancement sera retardé. Cependant, comme nous n'avons pas l'habitude d'expulser nos bons serviteurs, nous sommes dans l'obligation de garder Potig, qui, d'ailleurs, est un excellent travailleur.
Et c'est ainsi que Potig, le joyeux luron, fut encore plus heureux au Ciel qu'il ne l'avait été sur terre.
On peut dire qu'il était né sous une belle étoile.
Extrait du livre « Contes et récits des montagnes d'Arrée » de R. Trellu (1956)