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 Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader

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Patrice Ciréfice
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MessageSujet: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 25 Aoû - 6:46

Frédéric Le Guyader, bibliothécaire de la ville de Quimper, offrait chaque samedi aux lecteurs du "Progrès du Finistère" un feuilleton qu'il écrivait en prenant en compte les remarques des lecteurs et visiteurs de sa bibliothèque.
Chaque fois, il changeait de nom, et attendait les réactions des lecteurs ...
Voici un second récit, "Digne de son bonheur", paru en 1908, sous la signature de François Calvez ...

Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader File0068


*
**


L'AUBERGE DE PENNANGUER

Nous étions réunis, un soir de Septembre 1872, dans la grande cuisine de l'auberge Flécher, au bourg de Kéruel, non loin de Quimperlé. (Nous disons Kéruel, parce que, même dans un roman, il est prudent de ne рая préciser le nom des lieux, encore moins celui des personnes.)
C'était une grande auberge que celle de la veuve Flécher. On l'appelait l'auberge de Pennanguer, parce qu'elle était un peu isolée, à la sortie du bourg, plus loin que l'église et le presbytère, sur la route qui mène à Quimperlé.
Maison d'importance, en apparence, du moins : auberge, bureau de tabac, épicerie, mercerie, draps et tissus, tout cela était géré, plus on moins bien, par la veuve Flécher, sa fille Yvonne, et sa nièce, une orpheline, fille de sa sœur, et qui s'appelait Catherine Even.
La veuve Flécher, épaisse et lourde, avec une grosse figure rouge encadrée de cheveux gris, presque blancs, avait dépassé la soixantaine. C'était une femme de réputation équivoque : ses mœurs avaient été déplorables, et elle buvait.
Sa fille Yvonne, grande, forte, et plutôt laide, vingt-cinq ans, avait des allures hardies, qui faisaient mal parler d'elle.
Quant à sa cousine, Catherine Even, âgée de dix-huit ans, c'étalt la plus ravissante et la plus douée des créatures.
Elle avait perdu son père, étant toute petite ; et sa mère était morte, quand elle avait quatorze ans. Son instruction, et son éducation avaient été des plus soignées, chez les bonnes sœurs de Gourin.
Par malheur, sa mère lui laissait, en mourant, peu de chose, presque la misère ; et elle dut chercher un refuge chez son unique parente, sa tante Flécher, l'aubergiste de Kéruel.
Nous l'avons dit, la maison était vaste, et de quelque importance. Elle était le rendez-vous des oisifs ; et les quelques bourgeois de la localité venaient là, tous les jours, à heures fixes, quelquefois pour jouer aux boules, du moins l'été, mais le plus souvent pour faire d'interminables parties de cartes, de trois sept, en absorbant de multiples onsommations, apéritifs avant les repas, et petits verres après.
Petits verres, cela s'entend, n'est-ce pas ? C'est l'euphémisme bon enfant dont nous aimons à nous servir, nous autres bas-bretons, pour qualifier le rhum, le cognac, et autres poisons frelatés.

Ce soir-là, vers huit heures après souper (on dit souper chez nous, pour le repas du soir), les conversations étaient fort animées dans la grande cuisine, qu'éclairait assez bien une lampe suspendue aux poutres du plafond.
Entre autres personnages notables, il y avait là l'agent-voyer Le Bourhis, le clerc de notaire Person, et le percepteur Sarrecave, celui-ci un nouveau venu qui, depuis le jour de son installation à Kéruel, étant célibataire, prenait chambre et pension chez la veuve Flécher.
Deux événements venaient de se produire, qui excitaient la curiosité générale dans la localité.
C'était, d'abord, le retour au pays du jeune Charles Desforges qui, après deux ans de séjour en Angleterre, où il avait étudié sur place l'élevage et la culture, venait d'arriver au château de la Châtaigneraie, qui est situé à un demi-kilomètre du bourg de Kéruel. Son père, l'agronome si connu dans toute la région bretonne-angevine, était mort il y avait tout juste un mois, laissant à son fils unique, son digne continuateur, une fortune de plusieurs millions.
Le jeune Desforges, dans ses pérégrinations à travers l'Ecosse, n'avait pu apprendre la mort de son père que bien longtemps après ses funérailles, qu'on avait dû faire sans lui.
Enfin, il arrivait ce jour là, pour prendre possession du château paternel, du domaine paternel, et pour continuer la magnifique exploitation qu'avait dirigée son père pendant près d'un demi siècle.

Un événement d'un autre ordre intéressait au plus haut point les clients de l'auberge Flécher.
Depuis quelques jours, on savait, dans le pays, que la veuve Flécher allait recevoir chez elle, en pension, pour longtemps, pour toujours peut-être, un personnage quelque peu énigmatique, un vieux célibataire, qui s'appelait M. Fraîche, et que, malgré ce nom du plus bourgeois, on persistait à qualifier de «  vieux noble. »
Le vieux noble, descendu de chemin de fer à la gare de Quimperlé, était arrivé à l'auberge, en voiture de louage, vers cinq heures du soir.
Il avait soupé à sept heures, en compagnie du percepteur Sarrecave, et, à la suite du repas, assis à la grande table de cuisine, avec l'agent-voyer, le clerc de notaire et quelques autres consommateurs, il avait allumé sa pipe, une pipe de chasse en bruyère, et, bravement, il avait entamé la série des < petits verres » coutumiers.
II était visible que le bonhomme aimait passionnément les petits verres ; mais bientôt il fut plus visible encore qu'il n'était pas de force à lutter avec ses compagnons de tabagie, car, tout en bavardant, car il causait volontiers, sa langue s'épaississait au point qu'on ne le comprenait plus. Le « vieux noble » était positivement gris.
On pouvait supposer, d'ailleurs, que le voyage avait fatigué le bonhomme, et qu'une bonne nuit de sommeil le remettrait sur pied, pour le lendemain.
La veuve Flécher, très respectueusement, lui insinua que sa chambre était prête.
Le vieux noble, qui paraissait l'homme le plus doux du monde, le plus facile à conduire, accepta de bonne grace l'offre engageante de l'aubergiste.
Mais au moment de quitter la compagnie, prenant son verre à demi plein de cognac, il le leva, salua gracieusement toute l'assistance, et d'une voix claire, le visage tout illuminé d'une joie juvénile, en portant le verre à ses lèvres, il cria : « Messieurs, vive le Roi ! »

François CALVEZ

(à suivre)


Dernière édition par Patrice Ciréfice le Sam 20 Oct - 13:32, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 1 Sep - 5:53

II
Les Pensionnaires de l'auberge Flécher


Il est essentiel, pour comprendre la suite de ce récit, de faire ample connaissance avec les deux pensionnaires de l'auberge de Pennanguer.
Je les ai vus de prêt à cette époque de 1872 . J'ai chassé, j'ai vécu, pour ainsi dire avec eux ; et j'ai pu les observer à loisir, dans leurs gestes, dans leurs paroles, et dans les moindres détails de leur
vie.
Le père Fraîche était un véritable personnage de roman, une figure à la Dickens, au fond très sympathique. Il n'avait qu'un défaut, celui de boire. Et ce défaut, qui était chez lui plus une maladie qu'un vice, avait gâté, avait perdu son existence tout entière.
Il était d'une grande famille, très attachée à la royauté de droit divin.
Son père, le général Fraîche, avait quitté le service, après la chute de Charles X. Il avait suivi le vieux roi dans son exil, était revenu en France en 1882, pour être, plus près de la duchesse de Berry, plutôt un conseiller qu'un soldat ; puis, comme s'il avait voulu marquer sa fidélité jusque dans la tombe, quand Charles X, son maître, mourut en 1886, lui, le bon serviteur, mourut quelques jours après, portant dans son cœur le deuil de la monarchie.
Il laissait à ses trois fils, avec une très modeste fortune, le souvenir d'un passé sans tache, illustré de services exemplaires.
L'aîné de ces trois fils, oelui qui nous occupe, Henri-Louis-René Fraîche, dissipa promptement l'héritage paternel.
Ses deux frères, bien mariés, exploitaient, ensemble, aux environs de Poitiers, un vaste domaine, assuré d'un superbe avenir. Soldats pendant l'année terrible, ils avaient, après la guerre, repris avec joie le noble métier de cultivateurs.
Ils n'avaient qu'un chagrin, c'était de voir leur pauvre frère Henri, leur aîné, sombrer, non pas dans la débauche, mais dans les ténèbres chaque jour plus épaisses, d'une ivresse pour ainsi dire quotidienne.
Leur affection fit des miracles pour essayer de sauver le malheureux. Tout fut inutile. La maladie de leur frère était de celles qu'on ne guérit pas, même avec des miracles. Ou, du moins, les exceptions sont tellement rares qu'elles confirment cruellemont la règle.
En 1872, le père Fraîche, comme nous l'appelions, entre nous, avait 56 ans.
De taille moyenne, un peu voûté, il avait l'allure militaire, d'autant plus qu'il portait, à la mode des officiers du second empire, la moustache et l'impériale.Cependant, il avait les cheveux longs, tombant derrière l'oreille, sur le cou, en mèches blanches. Sa barbe était blanche aussi ; cela le vieillissait un peu. Mais quand il avait les joues rasées de frais, le bonhomme avait bonne mine, et la tête était belle encore.
Il était d'une politesse exquise, très bon, très paternel avec les enfants, surtout avec les tout petits, qu'il aimait à caresser de sa longue main, blanche et maigre.
Jamais un jurement, jamais une parole déplacée. Quand, en sa présence, on entamait une conversation grivoise, il devenait grave, se renfermait dans le silence, pour marquer sa désapprobation, puis, si l'on continuait, se levait, et s'en allait.
Il devait être fort ignorant. Il ne lisait jamais, ni un livre, ni un journal. Même en politique, il semblait ne rien savoir.
Ses goûts étaient tranquilles. Une pipe, au coin du feu, avec un verre à sa portée, et sa chienne Diane, couchée à ses pieds.
Car le père Fraîche chassait, et sa chienne était une magnifique épagneule, brune et blanche, douce comme son maître, et d'une fidélité touchante. Quand son pauvre vieux maître, d'un pas mal assuré, gagnait sa chambre, jamais ivre, plutôt hébété, la bonne chienne, de son grand œil triste, le regardait avec un air de reproche, et le suivait jusqu'au pied de son lit. Là, couchée sur le tapis, le plus près possible de lui, elle semblait s'assoupir avec une sorte de soupir douloureux.
Le bonhomme, d'ailleurs, chassait à sa manière. Tant bien que mal, plutôt de loin que de près, il suivait ses compagnons de chasse, flanait le long des talus, sans s'inquiéter du gibier. Il allait, son fusil sous le bras, causant avec sa chienne, et fumant sa pipe, sa vieille pipe en bruyère.
Cependant quand, sur sa route, il rencontrait un bois de futaie, M. Fraîche devenait attentif et agissant. Diane, flairant chaque tronc d'arbre, chêne, hêtre, ou châtaignier, ne tardait pas à japper ; et le bonhomme, le nez en l'air, essayait de découvrir, dans les hautes branches, quelque écureuil dénoncé par sa chienne.
L'écureuil était, en effet, le seul gibier dont M. Fraîohe daignât s'occuper. Bon an mal an, il parvenait à en tuer une douzaine. Et, à force d'exercer sa chienne à ce genre de chasse, la bonne Diane avait fini par perdre toutes ses qualités de chienne de race. Elle ne chassait plus que l'écureuil.
Ajoutons que tous les écureuils tués par M. Fraîche étaient, à son retour à l'auberge, recommandés à toute l'attention des cuisinières qui, à grand renfort d'oignon et d'ail, de vinaigre et de vin blanc, devaient mariner ce gibier tout spécial, dont le bonhomme faisait ses délices.
Il s'en régalait, et prétendait en régaler les autres.
M. Fraîche n'ayant plus la moindre fortune, qui subvenait à ses besoins ? Qui payait sa pension et son entretien à l'auberge de Keruel ?
C'étaient ses frères. Ils avaient fait de vains efforts pour le retenir près d'eux.
Mais le bonhomme était très indépendant, et d'humeur un peu vagabonde.
Le bourg de Keruel n'était pas la première station où s'était arrêté le chasseur d'écureuils.
On l'avait connu à Plougasnou, au bord de la mer, puis à Huelgoat. Toujours avec sa chienne.
Keruel avait été vanté, devant lui, comme un merveilleux terrain de chasse. Les bois y abondaient, peuplés d'écureuils.
C'est donc plein d'enthousiasme qu'il avait plié bagage pour se rendre à Keruel, et, au bout de quelques jours, il paraissait transporté de joie de se voir installé à l'auberge de Pennanguer.
De loin, ses frères veillaient constamment sur lui. Très régulièrement, sa pension mensuelle était payée.
De plus, une ou deux fois par an, le bonhomme recevait de Poitiers des malles pleines de linge, de vêtements, de chaussures.
De plus encore, mensuellement, un mandat postal apportait à M. Fraîche de l'argent de poche, suffisant pour payer son tabac et ses autres dépenses quotidiennes.

(à suivre)


Dernière édition par Patrice Ciréfice le Sam 20 Oct - 13:36, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeVen 7 Sep - 7:20

Il faut dire que le bonhomme dépensait trop vite son argent, et ce n'était pas seulement en petits verres, mais aussi en bonbons, qu'il distribuait gracieusement à ses nombreux amis, les petits enfants du bourg. Ah ! la marmaille le connaissait bien, le père Fraîche ! Et avec quelle impatience elle attendait l'arrivée des mandats mensuels ! Avec quelle sagacité tous ces petits bonhommes du bourg saisissaient les moments où M. Fraîche avait le gousset garni !

Mais laissons le vieux noble pour un instant, et présentons aux lecteurs son compagnon de table, à l'auberge de la veuve Flécher.
Dès le premier jour, d'ailleurs, le bonhomme Fraîche eut à s'en plaindre ; et, dès la première semaine, il le détesta franchement.
Sarrecave était percepteur à Keruel depuis trois mois à peine ; et, déjà, il était méprisé de tout le monde, et haï.
Disons-le, dans l'innombrable armée de fonctionnaires qui par centaines de mille, peuplent les administrations françaises, il n'est pas étonnant qu'il se glisse quelquefois, non pas seulement ce qu'on appelle des brebis galeuses, mais encore de profonds scélérats, et des bandits véritables.
L'armée, elle-même, n'a-t-elle pas eu dans son soin, Anastasy, l'officier meurtrier, et la marine le traître Ulmo ?
La France entretient, aujourd'hui, un million de fonctionnaires. Combien d'apaches y a-t-il là dedans ? Combien de criminels, payés par les contribuables, pour dépouiller la France, et pour la déshonorer ? Combien sont-ils ? On frémit d'y penser.
D'où venait Sarrecave ? Il était, par le nom, d'origine méridionale, sans doute.
Mais son existence, tout entière, s'était écoulée dans les faubourgs de Paris, et dans les plus mauvais.
Sa conduite, comme sergent dans la garde nationale, pendant le siège d'abord, et ensuite pendant la Commune révolutionnaire, avait été plus qu'équivoque. Si l'on avait pu fouiller dans les détails de cette mystérieuse existence, on aurait reculé d'horreur devant l'énormité de ses crimes. Voleur, assassin, incendiaire, il était tout cela !
Or, quelquefois, le hasard fait bien les choses, même pour les bandits.

Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Paris_11

Le jour où l'armée de l'ordre pénétra enfin dans Paris, au milieu des ruines, au milieu des débris fumants de nos palais incendiés, un hasard heureux décida du sort de Sarrecave, au moment peut-être où, comme tant d'autres, il aurait dû être fusillé.
Dans une maison de la rive gauche, ou plutôt dans un hôtel de maître, saccagé de la veille par les communards, Sarrecave, non par humanité, mais par un trait de génie d'un à-propos merveilleux, sauva la vie au propriétaire de l'hôtel, et, en s'employant à sa délivrance, se sauva lui-même.

Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Paris_10

C'était là un coup de fortune auquel il était loin de s'attendre ; car l'homme à qui il eut le bonheur de rendre service était un personnage politique qui occupa, dans la suite, une très haute et prépondérante situation dans les ministères de M. de Broglie et de M. Buffet.
Il se fit un devoir et un plaisir de témoigner sa reconnaissance à Sarrecave, en s'employant pour lui immédiatement. Il ne le connaissait que par le service rendu : c'était plus que suffisant pour justifier sa protection.
Sarrecave était, d'ailleurs, intelligent, quelque peu instruit, et, quand il le voulait, correct dans sa tenue, et dans ses manières.
Du jour au lendemain, l'homme d'état fit de lui un fonctionnaire des finances, en lui procurant une bonne perception dans un département du Centre.
Dès les premiers mois, les chefs de Sarrecave furent très mécontents de lui.
Des actes d'indélicatesse et de prévarication furont successivement relevés dans des rapports d'une gravité toute particulière, dont les conclusions, transmises au ministère, réclamaient contre lui les dernières mesures de rigueur.
Sur les instances de son haut protecteur, il ne fut pas révoqué. On l'envoya en disgrâce à Keruel, où, par ordre, il fut surveillé de près par son chef direct, le Receveur des finances de Quimperlé.
Celui-ci.au cours d'une de ses enquêtes, fut surpris d'apprendre qu'à la veille de l'ouverture de la chasse, en ce mois de Septembre 1872, Sarrecave était équipé comme un riche gentilhomme campagnard.
Rien ne lui manquait, et l'auberge de Pennanguer n'avait jamais vu train semblable.
Sarrecave était revenu, un jour, de Lorient, avec un cheval et une voiture lui appartenant, et une petite meute de trois chiens courants. Fusil, voiture, harnachement, tout était neuf, presque luxueux.
Le Receveur des finances de Quimperlé, poursuivant son enquête à Lorient, reçut l'assurance, chez les fournisseurs, que tout avait été payé comptant.
Or, trois mois avant, à son arrivée à Keruel, on savait, de source certaine, que le fonctionnaire disgracié était totalement dénué d'argent.
Les chefs de Sarrecave étaient, du reste, au courant de son étrange conduite.
On le voyait souvent à Lorient, où il passait des nuits à jouer dans les tripots.
Et il jouait gros jeu.
La situation, rapidement, parut très grave au Receveur des finances, et, au moment où commence ce récit, il devenait évident que Sarrecave était sous le coup d'une révocation très prochaine, et, cette fois, inéluctable.
Sarrecave ne la redoutait pas. La surveillance dont il se sentait entouré le gênait. Il tenait a son indépendance ; et ses maigres appointements ne payaient pas assez cher l'esclavage continuel où il vivait. Il avait, sans doute, de vastes projets en tête, faciles a exécuter dans un pays neuf, peuplé de naïfs et de bonnes gens. Avant tout, il ne fallait pas qu'il fût gêné dans son travail, par des yeux indiscrets.
Cependant, pour réussir, Sarrecave n'avait pas toutes les qualités qu'exige un bandit consommé. Le tact lui manquait, défaut énorme pour quiconque prétend vivre de dol ot de vol.
Pour tromper autrui, il faut inspirer confiance, et l'habileté suprême consiste à tromper par la séduction.
Sarrecave n'était pas aimable : il y a des gens qui sont ainsi faits qu'avec la meilleure volonté du monde, ils sont insupportables.
C'est ainsi qu'il y a des femmes fort belles, dont le succès est plutôt négatif, pendant qu'a côté d'elles, des femmes presque laides ont un réel attrait.
Sarrecave manquait d'aimant. Bien plus, il était répulsif. Et cela, non pas à cause d'un extérieur déplaisant, mais tout simplement parce qu'il était un homme méchant.
Il l'était dans toute la laideur du terme, méchant pour tout ce qui l'entourait, méchant pour les gens, et surtout méchant pour les bêtes, comme un lâche qu'il était.
Aussi, à l'auberge de Pennanguer, il était honni de tous, à l'exception de la fille Flécher, l'effrontée Yvonne.
Ces deux êtres pervers étaient faits pour s'entendre. Un penchant tout naturel les attirait l'un vers l'autre.

(A suivre.)


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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 15 Sep - 6:37

La vieille Flécher, l'incorrigible ivrognesse, n'aimait pas Sarrecave. Plus expérimentée que sa fille, elle se défiait de cet homme.
Elle l'aurait volontiers chassé de sa maison ; mais, tout en le haïssant, elle en avait peur, comme elle avait peur de sa fille, qui menait tout et gouvernait tout.
Etant donné ces personnages, et ces éléments, l'auberge de Pennanguer devait être forcément le théâtre d'un drame.
C'était dans l'ordre naturel des choses.


III . — UNE FLEUR DU PAYS DE “MARIE”

Si la méchante Yvonne et le méchant Sarrecave s'étaient mis vite d'accord pour mal faire, il y avait, à côté d'eux, dans l'auberge de Pennanguer, deux êtres qui, bien vite aussi, s'étalent pris d'affection l'un pour l'autre, le bonhomme Fraîche, et la douce Catherine.
L'affection de Catherine pour le pensionnaire de sa tante était faite de respect, sans doute, mais surtout de pitié. La charmante jeune fille souffrait de voir son vieil ami s'oublier presque journellement ; elle éprouvait un réel chagrin à son sujet, inquiète pour sa santé, inquiète pour son état d'âme qui, chaque jour, s'enténébrait davantage.
Le bonhomme avait, tout de suite, été très sensible au dévouement si touchant de Catherine. Et il était d'un caractère si faible, si doux, qu'il écoutait volontiers les semonces de la jeuno fille ; car elle le grondait quelquefois, moins souvent qu'elle n'aurait voulu, résolue qu'était Catherine de guérir son ami de sa longue et désespérante maladie.
La pieuse sollicitude que la jeune fille témoignait au “vieux noble” était d'autant plus méritoire, que sa situation à elle-même, dans la maison de sa tante, était des plus navrantes.
Catherine avait quatorze ans quand elle y était entrée, après la mort de sa mère, n'ayant d'autre parent que sa tante Flécher, l'ivrognesse de Pennanguer.
Indifférente à tout, si ce n'est à sa passion de boire, la tante ne s'occupa nullement de la nouvelle venue. Il n'en fut pas de même d'Yvonne, qui régnait en maltresse dans la maison.
Elle avait alors vingt et un ans, quand sa cousine en avait quatorze.
Déjà, Catherine était jolie. Du premier jour, elle fut détestée par Yvonne. C'eût été peu d'être détestée. Elle fut tyrannisée.
Les besognes les plus dures, les plus humiliantes furent pour-elle, qui n 'y était pas habituée.
Pourtant, au bout de quelques mois d'expérience, on reconnut que l'orpheline, qu'aucun travail ne rebutait, était surtout précieuse au magasin, pour la vente des étoffes, des tissus, et qu'elle était d'une adresse remarquable pour broder les coiffes, les collerettes, pour confectionner des corsages agrémentés de soies aux couleurs variées pour les femmes de la campagne.
Ce fut au point que celles-ci, quand elles venaient, le dimanche, après les offices, faire des emplettes dans la boutique de Pennanguer, ne voulaient plus être servies par d'autres mains que celles de Catherine.
Et, du coup, le commerce d'étoffes, de blanc, d'épiceries, qui périclitait depuis quelque temps, se releva, retrouva sa prospérité d'autrefois. La maison Flécher fut plus achalandée que jamais.
Yvonne, malgré sa haine, dut constater le succès de sa oousine, succès dont tout le profit était pour elle. La mégère se félicita d'une situation inespérée, dont Catherine était la miraculeuse ouvrière ; mais sa méchanceté ne fut que plus cruelle à l'égard de la pauvre enfant.
Ne pouvant plus, sous peine de léser les intérêts du sa maison, employer Catherine aux travaux de la crèche, de la bassecour, de l'arrière-cuisine, Yvonne, jalouse de sa cousine jusqu'à la fureur, s'ingénia à la faire souffrir de mille façons.
La méchanceté de la femme, quand elle s'exerce surtout sur une femme, est terrible.
La femme devient, alors, un animal d'une férocité particulière, d'un raffinement sauvage, ignorant complètement la pitié.
Catherine, touchant à ses dix-huit ans, était devenue d'une impressionnante beauté. On ne pouvait la voir sans la remarquer.
De la tête aux pieds, elle était non seulement harmonieuse, mais pour ainsi dire parfaite.
Une épaisse chevelure blonde, dont les mèches folles s'échappaient de partout, sous sa coiffe, autour de son front, de son cou, sur sa nuque, encadrait à ravir l'ovale rose de son visage virginal.
Je la vois encore, après un tiers de siècle écoulé. Ce qui frappait le plus, peut être, dans ce visage d'un éclat et d'une fraîcheur incomparables, c'étaient deux yeux noirs splendides, d'une flamme très douoe, mais qui, à de certains moments, avaient des profondeurs d'abîme.
Avec cela, l'âme d'un ange dans un corps de déesse.
Jamais le pays de “Marie”, immortalisé par Brizeux, n'a produit créature plus idéale, plus délicieusement bretonne.
Sa voix était d'une douceur infinie, surtout dans la langue bretonne morbihannaise.
Elle semblait comme le murmure d'une claire fontaine.
Le père Fraîche me disait, un jour, en me parlant de Catherine, que sa voix était si pénétrante, dans sa douceur, que, bien souvent, rien que de l'entendre, les larmes lui montaient aux yeux.
Quel plaisir de faire souffrir une si belle créature !
Yvonne, de sept ans plus âgée que sa cousine, la poursuivait de sa haine à toutes les heures de la journée. Jamais maîtresse ne fut plus dure pour son esclave.
Jamais esclave ne fut plus résignée que Catherine.
Yvonne ne se lassait pas d'être méchante.
Catherine ne se lassait pas d'être soumise.
Sa douceur eût désarmé tout autre mégère que cette horrible fille.
Pour essayer de l'humilier, Yvonne ne permettait pas à sa cousine de s'asseoir à table, avec elle. Catherine devait manger après les maîtres, des restes de tout le monde.
Catherine était la première levée, et la dernière à se mettre au lit, accablée des fatigues de la journée.
Yvonne ne lui parlait que pour lui donner des ordres, et pour l'injurier, surtout en présence des clients de la maison. La pauvre enfant acceptait tout, sans songer même à se défendre.
Exaspérée de son silence et de sa résignation, Yvonne en était arrivée à frapper sa cousine au visage, mais ceci quand elle se trouvait seule avec sa victime.
Devant le monde, elle n'aurait pas osé, tant il est vrai que Catherine était aimée de toute la paroisse, aimée et respectée.
Pour se venger de la beauté triomphante de Catherine, Yvonne trouva des méchancetés exquises.
Jamais aucun vêtement neuf pour la belle enfant. Catherine, pour se vêtir, n'eut que les vieilles bardes d'Yvonne, les vieilles coiffes d'Yvonne. Tout le rebut des toilettes d'Yvonne. Catherine, toujours humble, ne s'en plaignait pas.
Elle n'avait pas besoin de coquetterie pour être belle, pour être la plus belle.
Et, sous les vêtements usés de sa féroce cousine, Catherine était resplendissante de jeunesse et de beauté.


(A suivre.)


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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 22 Sep - 5:26

IV
LE CHÂTELAIN DE LA CHÂTAIGNERAIE

Nous avons dit qne le château de la Châtaigneraie était tout près du bourg.
La plus belle des avenues qui, de tous côtés, y conduisait, venait même jusqu'au milieu du bourg de Keruel, fermée par une grille de fer forgé d'un beau style, près de laquelle s'élevait une maison de garde.

Charles Desforges, dès son retour à la Châtaigneraie, s'était mis à l'oeuvre pour embellir son domaine, sur des plans nouveaux, qu'il avait eu le temps d'étudier au cours de son voyage de deux ans à travers l'Ecosse et l'Angleterre.
L'exécution de ces projets réclamait des plantations considérables, pour lesquelles Charles Desforges avait appelé à la Châtaigneraie toute une équipe de jardiniers spéciaux, sous la direction d'un maître agronome, venu de Seine-et-Oise.
Ce professeur, qui était en même temps un praticien de la plus grande expérience, au lieu d'accepter l'hospitalité que lui offrait an château M. Desforges, préféra, pour garder sa liberté, prendre pension à l'auberge de Ponnanguer.
Charles Desforges venait souvent au bourg. La présence de son maître de travaux à l'auberge Flécher fut pour lui une occasion de plus de s'y montrer.

Le châtelain millionnaire de la Châtaigneraie était, d'ailleurs, l'homme le plus simple qu'on put rencontrer, aussi affable que généreux, connaissant tous les gens de Kéruel par leurs noms et lours prénoms.
L'hiver, on le voyait, sans façon, se promener en sabots à travers les ruelles du bourg, pénétrant, de préférence, chez les pauvres, pour les secourir, chez les malades, pour leur faire donner des soins.
A vrai dire, il n'y avait pas de pauvres dans la paroisse. Charles Desforges ne voulait pas de pauvres autour de lui ; il avait accompli ce miracle de les supprimer, à force d'apostolat, et par une méthodique organisation du travail dans ses vastes domaines.
Quant aux malades, ils ne manquaient jamais de médecins, de sages-femmes, de médicaments.
Charles était la providence du pays, ayant pris modèle sur son vénérable père.
Pendant un demi-siècle, son père avait été bon. Lui fut beaucoup meilleur encore.
Le domaine de la Châtaigneraie était si étendu qu'il y avait, en toute saison, du travail pour les grands, comme pour les petits, et pour les femmes.
Quelle bénédiction, pour un pays, de posséder un homme de bien, un Booz, dont les sacs de blé, selon la superbe expression du poète, semblent des fontaines publiques !
Mais quelle perte, aussi, quand ces hommes là viendront à disparaître !
Leur mort est un deuil public, un désastre public. Pendant qu'ils ont vécu, ils furent la lumière et la joie. Et quand ils ont passé, ils laissent après eux les ténèbres, et la désolation.

A sa première visite au bourg, quelques jours après son retour, Charles entra dans l'auberge de Pennanguer, pour dire bonjour aux hôtes de la maison. Il se faisait un devoir de n'oublier personne, les mauvais, comme les bons.
Il y avait là, dans cette maison de Pennanguer, il y avait là quelqu'un dont, malgré l'éloignement, Charles avait gardé le souvenir. C'était celle qu'il appelait encore la petite Catherine. Et ce ne fut pas sans quelque émotion qu'il pénétra dans la vaste cuisine où, assis a la grande table blanche, rangée le long du mur, en face des fenêtres donnant sur la place, le père Fraiche fumait sa pipe, en attendant l'heure du dîner, ou plutôt du souper.
Sa chienne Diane, à ses pieds, sommeillait.

A l'entrée de Charles, devinant sans doute un ami des hôtes dans le nouveau venu, Diane se leva, quitta un instant son maître, et, remuant la queue, vint solliciter de lui une caresse.
Charles salua le vieux noble, qu'il n'avait pas encore vu, mais dont on lui avait dit beaucoup de bien, et carressa, de la main, la tête et les oreilles soyeuses de la jolie bête.
“ Monsieur, dit-il, en tendant la main au père Fraiche, qui, lui aussi, s'était levé, vous êtes le bienvenu parmi nous ; et j'espère que l'année de chasse ne se passera pas sans que nous ayons l'occasion de faire ensemble quelques bonnes promenades.
—“ Je vous remercie, monsieur, lui dit M. Fraiche avec sa bonne figure loyale, et son meilleur sourire, je suis très touché de votre bienveillante invitation. Ce sera un honneur et un plaisir pour moi d'avoir pour compagnon de chasse M. Charles Desforges, châtelain de la Châtaigneraie.
— “ En effet, reprit Charles, et je compte bien vous voir quelquefois au château.
Mais je vous quitte, ajouta-t-il ; j'ai ici des amis que je n'ai pas revus depuis deux ans. Je vais prendre de leurs nouvelles.»

Rapidement, Charles se dirigea vers le grand magasin qui s'ouvrait au fond de la cuisine. C'était là, il le savait, que Catherine se tenait d'ordinaire.
Il y a deux ans, quand il l'avait quittée, elle était à ses yeux une ravissante jeune fille, mais encore presque une enfant.
Aujourd'hui, il la retrouvait dans tout l'épanouissement de sa beauté. Radieuse et fraîche, elle touchait a ses dix-huit ans, et le mot « pleine de grâce » était fait pour elle.
Charles, en la voyant, ne put retenir un cri de surprise et d'admiration.

Avec quelle effusion il pressa les mains que lui tendait la jeune fille. Elle, simplement, se montra très heureuse de revoir un ami qui, avant son départ, la traitait en petite fille, pensait-elle. Mais, en cela, elle se trompait.
Charles Desforges était épris d'elle, sans le lui avoir dit. Quand elle avait quinze ans, il l'avait aimée, parce qu'elle était belle, et parce qu'elle était bonne.
Et, de mois en mois, de jour en jour, cette passion avait grandi dans son coeur, à ce point qu'il en fut effrayé.
Lui, le fils d'un bourgeois illustre, dix fois millionnaire, s'éprendre d'une petite paysanne, d'une orpheline qui servait de domestique dans la maison de sa tante !
A la vérité, Charles ignorait complètement la situation réelle de Catherine chez la vieille Flècher. La voyant toujours d'égale humeur, souriante et douce, pouvait-il se douter qu'elle fût malheureuse ?
Jamais la moindre plainte ne venait sur ses lèvres. Catherine ne confiait qu'à Dieu le secret de ses souffrances et de ses humiliations.
Charles Desforges ne pouvait songer à épouser la pauvre enfant.
Alors, pour se guérir d'une passion peut-être indigne de lui, il prit le parti héroïque et raisonnable de s'éloigner pour longtemps de la maison paternelle.
Son voyage de deux ans en Angleterre n'avait pas eu d'autre motif.
Cette longue absence avait eu à peu prés le résultat que s'était promis le jeune homme. Sans avoir oublié Catherine, il n'éprouvait plus pour elle la violente passion d'autrefois.
Cependant, il avait hâte de la revoir.
Mais, sûr de lui-même, et maître de son coeur désormais, il entrait dans la maison de Catherine, sinon sans émotion, du moins sans inquiétude.
II la revit donc. Mais combien plus belle, plus troublante, dans le triomphe de ses dix huit ans.

(à suivre)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 29 Sep - 4:25

Ces deux années avaient transformé Catherine de la tête aux pieds, et elle était bien loin de s'en douter. Ses yeux, eux-mêmes, n'étaient plus ceux qu'avaient connus Charles Desforges, ces yeux qui, pourtant, l'avaient attiré, l'avaient retenu, l'avaient conquis. Aujourd'hui, à l'éclat incomparable de ces yeux de sirène, s'ajoutait on ne sait quelle profondeur mystérieuse, qu'on chercherait en vain à exprimer.

Ce fut, pour Charles Desforges, une apparition dépassant tout ce qu'il pouvait attendre, une sorte d'éblouissement dont il ne se rendit pas compte sur-le-champ.
Son émotion fut telle qu'il ne s'attarda pas à causer avec la jeune fille. Il la quitta brusquement, et reprit le chemin du château.
Tout seul, dans la grande avenue de la Châtaigneraie, il marchait lentement, baissant la tête, troublé jusqu'au fond de son être.
Le regard inoubliable de Catherine était devant ses yeux et ne le quittait plus.


V. — MORT SUBITE

Cependant, Sarrecave ne pouvait tarder à être révoqué.
La surveillance incessante qu'on exerçait autour de lui avait accumulé, contre ce misérable, les éléments d'un dossier accablant. Jamais l'Administration n'avait vu scandale pareil, et elle semblait impuissante à le faire cesser.
Les hauts fonctionnaires financiers du département, et, en particulier, le receveur des finances de Quimperlé, chef direct de Sarrecave, s'étonnaient qu'une révocation si souvent réclamée fût toujours ajournée.
Ils ignoraient que l'influence quasi souveraine du protecteur de Sarrecave avait réussi, jusque là, à maintenir le bandit dans ses fonctions, malgré la gravité exceptionnelle des rapports adressés contre lui au ministère.
Cependant, l'heure allait sonner du châtiment suprême. Sarrecave s'y attendait, et s'y préparait.
Au bout de quelques mois de séjour dans notre pays, Sarrecave, d'ailleurs, avait épuisé la série de ses expédients ordinaires, le vol, et la tricherie au jeu.
Les tripots de Lorient, où il avait fait des dupes nombreuses, lui avaient fermé leur porte, avec accompagnement de coups de pieds et de coups de canne.
Même, il avait été si fortement rossé et malmené, qu'il avait prudemment cessé de se montrer à Lorient.

L'Administration connaissait tous ces détails. Mais la sévérité ordinaire de ses règlements paraissait devoir continuer à être mise en échec, grâce à l'influence néfaste d'un homme d'Etat qu'aveuglait un sentiment de bienveillance exagéré, quand un scandale nouveau obligea le ministère à prendre contre Sarrecave une mesure décisive.

Appelé, un jour, à Brest, pour s'expliquer devant le trésorier payeur général du département, Sarrecave avait trouvé le moyen, en traversant les bureaux de la Caisse publique, de faire main-basse sur une liasse de billots de banque.
Le vol, qui se montait à la somme de 6.000 francs, fut découvert le soir même.
Sarrecave avoua, et restitua.
Mais, huit jours plus tard, l'Administration le chassait de son sein, comme il avait été chassé des maisons de jeu de Lorient.
En prévision de cette exécution inévitable, Sarrecave, trop heureux de n'être pas poursuivi correctionnellement, et qui, d'un jour à l'autre, allait se trouver sans ressources, avait pris ses précautions pour se maintenir solidement dans l'auberge de Pennanguer. L'auberge lui plaisait. La pension, quoique peut-être un peu rustique à de certains jours, y était succulente.

Sarrecave y coulait une existence très douce, grâce à l'amitié qui le liait avec la fille Flécher. Il vivait là en pensionnaire privilégié, en enfant gâté. Cela lui rappelait sa vie de rastaquouère, sur les boulevards extérieurs de Paris.
A la veille donc d'être révoqué, Sarrecave tenta un coup d'audace, et demanda la main d'Yvonne. Cela lui coûtait fort peu. Il était déjà, marié, sous un état-civil d'emprunt, et se souciait fort peu d'une épouse de hasard, qu'il avait abandonnée le jour où la dot avait été mangée. Cette épouse existait-elle encore ? Sarrecave avait changé de peau et de nom, pour s'en débarrasser. Au surplus, Sarrecave ne s'inquiétait nullement des lois de son pays ; il professait à leur égard le plus profond mépris.
Ce second mariage le tirait d'affaire pour le moment. Il se mit donc à l'oeuvre pour tout conclure et abréger les délais.

La mère Flécher, malgré son désordre, passait, pour avoir du bien.
L'auberge de Pennanguer, à elle seule, avec ses dépendances, et ses terres autour du bourg, avait une valeur réelle.
De plus, deux métairies appartenaient à la bonne femme, sur le territoire de la commune.
Yvonne était fille unique.
Sarrecave la demanda en mariage, et, avant de consulter la mère, il en parla à la jeune fille. Tout de suite, elle et lui se mirent d'accord. Ces deux êtres dépravés étaient dignes l'un de l'autre.
Il ne s'agissait plus que d'avoir le consentement de la mère.
La veuve Flécher détestait Sarrecave.
Elle refusa. Et son refus, dans son entêtement d'ivrognesse, fut si catégorique, si brutal, qu'il ne laissait aucune espèce d'espoir pour une solution favorable.
L'heure, pourtant, pressait.
Sarrecave, à la veille d'être révoqué, voulait prendre pied dans la maison, en épousant la fille. Il voulait devenir le mari, pour être le maître. Mais tous ses efforts furent inutiles. La vieille Flécher demeura inébranlable dans sa décision.
Elle fit plus que dire non ; elle surmonta l'effroi que lui inspirait Sarrecave, et lui signifia qu'elle ne voulait plus le garder comme pensionnaire.
Le coup était dur. Mais Sarrecave n'était pas homme à s'émouvoir pour si peu.
Quand il rencontrait un obstacle sur sa route, il le supprimait.

Il ne lui fut pas difficile de se débarrasser de la veuve Flécher, et cela, sans le moins du monde se compromettre.
La bonne femme avait son lit dans l'arrière-cuisine, un lit-clos où, de bonne heure, chaque soir, elle allait se coucher, lourde de sommeil et de boisson. Elle était seule à coucher au rez-de-chaussée, sa fille, sa nièce, et les pensionnaires ayant leurs chambres à l'unique étage supérieur.
Un soir, Sarrecave pénétra dans l'arrière-cuisine, surprit la vieille Flécher au milieu de son sommeil, et, aussi froidement qu'il eût étranglé un poulet, étouffa, sans peine, et sans bruit, la pauvre ivrognesse.
Le lendemain, on trouva la vieille aubergiste, toute froide et rigide, étendue dans son lit-clos. Nul n'en fut surpris.
Le visage de la morte était noir, les yeux tuméfiés. Une congestion, par suite d'abus alcooliques, avait emporté la bonne femme.
Depuis des années, tout le monde, dans la région, s'attendait à cette mort subite.
On s'étonnait, seulement, que la catastrophe eût tardé si longtemps.
Le jour de l'enterrement, elle fut courte l'oraison funèbre de la vieille Flécher. La paroisse était unanime à déclarer qu'on venait de mettre en terre la première ivrognesse du pays.

(A suivre.)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 6 Oct - 3:40

Ce décès faisait place nette dans la maison : Yvonne Flécher était l'unique héritière de l'aubergiste.
Sarrecave, d'accord avec elle, plus que jamais, ne s'attarda pas à faire du sentiment sur la tombe toute fraîche de la vieille. Il hâta les préparatifs de l'union projetée entre Yvonne et lui. Et, un mois après la mort “subite” de la veuve Flécher, le jour même où Sarrecave recevait la notification officielle de sa révocation, il épousait la grande Yvonne.
Grâce toujours à son inlassable protecteur, qui, de loin, continuait à veiller sur lui, cette révocation ne fit nul bruit dans la région.
Un nouveau percepteur avait été nommé pour remplacer le bandit. Mais, au lieu d'avoir sa résidence à Keruel, il fut autorisé à habiter Quimperlé.
Sarrecave, se disant tout simplement démissionnaire, s'installa, en maître, dans l'auberge de Pennanguer.


VI. — La partie de chasse

Nous l'avons dit, Charles Desforges avait été profondément troublé en revoyant Catherine, après deux ans d'absence.

Quand il avait entrepris ce long voyage d'Outre-Manche pour se distraire, et surtout pour oublier, il aimait la jeune fille d'une passion réellement irrésistible.
En la retrouvant aujourd'hui, cent fois plus belle à ses yeux, il fut effrayé de l'impression qu'elle avait produite sur lui.
Cette passion, qu'il croyait abolie par l'absence, se retrouvait plus violente ; il sentit qu'elle prenait, définitivement, possession de son coeur. Il en fut désespéré.
Il voulut entrer en explication avec lui-même, pour analyser ses sentiments, qui l'entraînaient au-delà des limites positivement raisonnables. Mais est-ce qu'on analyse la passion, dans un coeur d'homme de vingt-cinq ans ?
Et puis, Catherine, même dans l'humilité de ses vêtements rustiques, était si belle ! Nulle part, dans ses voyages en France et à l'étranger, il n'avait eu devant ses yeux une plus magnifique créature.
Catherine, qui était la candeur même, la pureté même, ne mettait aucune coquetterie dans son regard, dans son sourire.
Mais un seul regard d'elle, au milieu d'un sourire, avait suffi pour faire oublier à Charles toutes ses résolutions.
L'èloignement auquel il s'était condamné ne lui avait donc servi qu'à aviver sa passion !
Alors, il réfléchit aux moyens à employer pour se guérir, pour se ressaisir.
Il reconnut la nécessité de prendre des résolutions nouvelles.
Le mieux, évidemment, c'eût été de l'éloigner encore, pour mettre entre Catherine et lui d'infranchissables distances.
Mais son père n'étant plus là, pouvait-il abandonner à des mains étrangères le domaine immense dont il venait d'hériter ?
Il résterait donc à la Châtaigneraie.
Mais il se promit solennellement de ne plus franchir le seuil de la maison de Pennanguer. Il se jura de ne plus voir Catherine, et il se tint parole.
Il vint plus rarement au bourg, quand il ne pouvait pas faire autrement ; mais, à la maison Flécher, on ne le revit plus.

Cependant, Charles Desforges avait lié connaissance avec le bonhomme Fraîche, qu'il rencontrait à la chasse, et qu'il avait quelquefois retenu à déjeûner au château de la Châtaigneraie.
Une sympathie réelle unissait déjà le jeune homme et le vieillard quand, dans les derniers jours d'Octobre, il fut décidé, entre nous, de pousser une pointe de plusieurs jours de chasse du côté de Guiscriff, de Roudoualec, et de Châteauneuf.

J'ai gardé de cette excursion de chasse un souvenir qui compte parmi les meilleurs, d'autant plus qu'elle constitue une date décisive dans l'existence de notre ami, Charles Desforges.

Nous étions quatre, M. Fraîche, toujours suivi de sa bonne chienne Diane, M. Caëric, le notaire de Kernel, Charles Desforges, et moi.

Le châtelain mettait à notre disposition une de ses plus confortables voitures ; mais, tout en la gardant, nous résolûmes de faire à pied, jour par jour, les étapes qui nous séparaient de Châteauneuf.
Dans notre première journée, nous traversâmes un terrain de chasse d'autant plus merveilleux qu'à cette époque nous étions, à peu près, les seuls chasseurs du pays.
Querrien, Lanvénégen, Guiscriff, quelle délicieuse entrée, quelle variété d'aspects, sans monotonie, et sans fatigue, je veux dire sans lassitude pour le regard !
Qui dira jamais, avec assez d'émotion et d'enthousiasme, l'enchantement de la campagne bretonne ?
Quel poète trouvera des mots suffisants pour dire le charme toujours nouveau, toujours divers de nos bois, de nos prés, de nos paisibles métairies, ombragées de ohênes, d'ormeaux, de châtaigniers, parmi les méandres de nos clairs ruisseaux.
Quelle poésie dans le moindre de nos sentiers ! A chaque détour de nos chemins, une surprise nous attend, avec un paysage nouveau pour nos yeux.
Comme Virgile avait raison de chanter le bonheur de l'homme des champs ; et comme Virgile, s'il eût été bas-breton, au lien d'être mantouan, aurait aimé son pays natal ! Il ne faut pas se lasser de dire que notre pays, comme dans la chanson, est le plus beau de la terre ; c'est un devoir de le dire, ne fût-ce que pour retenir les bas-bretons, autant que possible, dans les limites naturelles où la destinée les a fait naître.

Hélas, la campagne bretonne, paraît-il, a perdu de son charme, puisque, comme partout ailleurs, on la délaisse pour la ville.
La ville ! L'émigration en masse vers les villes ! C'est là une des folies de notre temps, folie qui se complique de tant d'autres.
Nous ne nous rendons pas assez compte qu'avec les traditions qui s'en vont, tout s'en va.
Ce qui se passait autrefois pour constituer le bonheur, c'était l'attachement à des choses que nos pères, à force de les voir séculaires, croyaient éternelles. Aimer son pays, c'était aimer sa famille, aimer Dieu.
Et comme tout se tient, Dieu, famille, patrie, avec les théories nouvelles, tout se désagrège ; quand les clefs de voûte tombent, l'édifice s'écroule. C'est là un spectacle, visible tous les jours, pour les yeux qui savent voir : nous assistons à un long écroulement, et nous ne semblons pas nous en douter, tant nous sommes devenus comme indifférents à notre propre sort. Quant à ce qu'on appelle l'intérêt public, la chose publique, c'est le moindre de nos soucis.

La douceur de vivre, la joie de vivre consistait, dans des temps qui sont trop loin de nous, à circonscrire son existence dans des limites modestes, avec le culte des traditions respectables, des traditions essentielles. Aujourd'hui, il n'y a plus rien d'essentiel que le moyen de jouir : c'est une course désordonnée qui nous emporte tous à la fois, sur les routes trop étroites, et déjà encombrées, de la vie nouvelle.
Et c'est la course à l'abîme.

Le soir de ce premier jour, nous arrivâmes, avant la nuit, à Guiscriff, et la nuit vient vite à la fin d'Octobre. Là, une bonne table et un bon lit nous attendaient à l'auberge de Marianne Liziard, dont nous avions salué la fille en traversant le bourg de Lanvénégen.

(A suivre.)


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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 13 Oct - 5:44

Le père Fraîche avait fait la route, comme un jeune homme, sans fatigue, et plein de gaieté. Il fit largement honneur au repas de la bonne Marianne. Et nous remarquâmes, non sans une secrète joie, qu'à la fin du repas, il avait toute sa lucidité d'esprit. Comme disent les marins, le bonhomme était d'aplomb.
C'était là un phénomène dont plus tard nous eûmes l'explication.

Le lendemain, après une délicieuse journée de chasse à travers un pays accidenté, d'une grâce un peu sauvage, nous arrivâmes, sur le soir, au bourg de Roudoualec.
Les derniers rayons d'un beau soleil d'automne éclairaient encore la façade du presbytère qui, autant qu'il m'en souvient, à trente-six ans de distance, s'avance sur la place ; et la vue de cette maison rustique, aux murs bas, an seuil hospitalier, me rappela tout de suite les vers si touchants de Jocelyn.
Le recteur de Roudoualec, l'abbé Le Dall qui, quoique fort vieux, vit encore, était le proche parent de Charles Desforges.
Celui-ci avait annoncé et fixé l'heure de notre arrivée, plusieurs jours à l'avance. Aussi fûmes-nous reçus, non seulement avec cordialité, mais avec une joie réelle par l'aimable desservant, et par son vicaire qui, tout justement, était le fils de la bonne Marianne Liziard, de Guiscriff.
L'abbé Le Dall ne pouvait offrir à son cousin Charles Desforges une princière hospitalité, comme celle qu'il trouvait, au château de la Châtaigneraie. Mais je me souviens encore de sa réception : la maison était modeste, et la table frugale, le tout d'une propreté hollandaise ; et l'amitié qui nous unissait tous donnait à notre rencontre un air de fête de famille.
Un peu las d'une longue route, par les champs, les garennes, les taillis, chargés, dans nos carniers, d'un gibier d'autant plus lourd qu'il nous fallait, à tout instant, escalader des talus formidables, hérissés d'ajoncs et de broussailles, nous avions grand soif, en arrivant.
Aussi, comme il fut trouvé savoureux, le vin blanc du recteur de Roudoualec !
A vrai dire, ce n'était pas son ordinaire : c'était un cadeau de Charles Desforges, qui, passant dans le Bordelais, quelque trois ans auparavant, avait fait la surprise à l'abbé de lui expédier une feuillette de choix. Il est bon d'avoir des cousins millionnaires. Encore faut-il que ces millionnaires aient bon coeur, ce qui ne se rencontre pas tous les jours.
La salle à manger du presbytère était aussi simple que possible, dans sa propreté rigide. Au-dessus de la cheminée, où brûlait un bon feu de chêne, un grand crucifix de plâtre sur bois noir; entre les deux fenêtres, une belle lithographie de Pie IX ; en face, contre le mur, le portrait de Mgr Bécel, et au-dessus de la porte, celui de son prédécesseur Mgr Gazailhan.

Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Monsei10

Le repas fut plein de gaieté. Le père Fraiche, que le vin blanc de l'arrivée avait ragaillardi et rajeuni, nous intéressa beaucoup avec ses récits guerriers de 1832, où il nous montrait son père chevauchant aux côtés de la duchesse de Berry.
Et, à la fin du repas, la manifestation immanquable se produisit. Charles Desforges l'avait annoncée, quelques minutes à l'avance, à son cousin, d'un mot rapide à l'oreille. Quant au jeune vicaire, ce fut pour lui un petit spectacle tout à fait inattendu.
Ce fut, d'ailleurs, un grand plaisir pour le recteur, et pour nous tous, de voir le bonhomme se lever de sa chaise, le verre en main. Le bon vin l'avait un peu illuminé : il n'en fut que plus superbe. Il était devenu grave, presque solennel, dans son émotion. C'était un devoir qu'il allait remplir ; car, en rendant hommage à Henri V, il considérait comme un devoir de saluer, au milieu d'un cercle d'amis, le bienfaiteur et l'ami de sa famille.
Le verre haut, et la voix haute, dressant sa belle tête aux cheveux blancs d'un mouvemont fier et résolu, il cria :
“ Vive le roi !”

Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Photo_11

Ceci se passait en Octobre 1872, à l'heure même où l'Assemblée Nationale, forte d'une majorité qui se croyait sûre d'elle-même, préparait ouvertement l'avènement du comte de Chambord au trône de France.
L'Assemblée Nationale avait prévu toutes les difficultés, excepté celle du drapeau blanc..


VI. — UNE RÉVÉLATION

Le lendemain matin, de bonne heure, nous prîmes congé du bon recteur et de son vicaire; et, bravement, nous commençâmes notre troisième étape, qui devait nous conduire à Châteauneuf-du-Faou avant midi.
Ayant un rendez-vous à cette heure avec nos amis de Châteauneuf, nous n'avions pas trop de temps à perdre à la chasse.
Sans nous éloigner de la route, nous lancions, de temps à autre, nos chiens d'arrêt, à droite et à gauche du chemin, dans les chaumes ras, bordés de légumes, dans les genêts, dans les petits bois taillis, dont le feuillage jauni commençait à tomber, sur la pente des coteaux.
C'était l'époque des premières passées de bécasses, qui, par les belles nuits claires d'automne, profitent de la lune pour traverser d'immenses espaces, d'un seul coup d'aile.
Durant la journée, elles se reposent volontiers, dans les taillis, près des petits cours d'eau, et repartent à la nuit, quand la lune se lève. Elles ne s'arrêtent, pour faire séjour, que lorsqu'elles ont choisi leur « cantonnement » définitif, vers la mi-novembre. Gibier précieux, oiseau charmant et doux qui, hélas, finira par disparaître bientôt de nos pays, anéanti par la rage destructive des hommes. Le temps n'est pas loin où la Bretagne, comme le reste de la France, n'aura plus d'arbres ni d'oiseaux. Que sera devenue, alors, la douceur de vivre ?
Ainsi, moitié chassant, nous allions, ne perdant pas de vue la route de Châteauneuf, et la montre à la main, pour ne pas oublier l'heure.

A un moment donné, comme nous étions à peu près à mi-chemin, Charles Desforges rejoignit sur la route le bonhomme Fraiche qui, suivi de sa bonne chienne Diane, semblait, depuis le matin, se désintéresser complètement de la chasse ; non seulement il ne chassait pas, mais, contre son ordinaire, il était tout triste, marchant la tête baissée, son fusil désarmé sous le bras.
“ Seriez-vous fatigué, mon bon monsieur Fraîche? lui dit Charles Desforges en le rejoignant.
— “ Non, monsieur Charles, répondit-il. Je n'ai jamais été plus dispos qu'aujourd'hui ; mais j'aurais plus de courage à marcher si, au lieu d'aller vers Châteauneuf, nous reprenions la route de Kéruel.
— “ Mon bon ami, reprit Charles, vous m'intriguez. Vous vous plaisez donc bien à Kéruel, pour être si pressé d'y retourner ? La maison de Pennanguer a donc beaucoup d'attraits pour vous?
— “ La maison de Pennanguer ? s'écria le bonhomme, en s'arrêtant tout net sur la route. Si je n'écoutais que mon propre sentiment, je n'y resterais pas une minute. Depuis, surtout, le mariage d'Yvonne avec ce bandit de Sarrecave, c'est devenu une maison de malheur et de malédiction. Yvonne ne valait pas cher, sans doute. Mais, aujourd'hui, à l'école de Sarrecave, elle fera de rapides progrès dans le vice et dans la perversité. Sarrecave est un monstre ; il est la méchanceté en personne. Sa cruauté s'exerce surtout sur les faibles, sur les êtres sans défense, comme les animaux par exemple. Il avait un beau cheval. En un mois, il l'a tellement malmené et maltraité, que la pauvre bête est morte de fatigue, sur la paille d'une auberge, au bourg du Faouet. Ses chiens, il les martyrise du matin au soir. Il est inventif dans ses cruautés ; et si je n'étais là pour l'en empêcher, il les tuerait à coups de pied, et à coups de fouet. La maison de Pennanguer ? Ah ! monsieur Charles, un prochain avenir vous prouvera combien j'ai raison de l'appeler une maison de malheur ! »

(A suivre.)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 20 Oct - 5:18

L'excellent homme ne s'aperçut pas de l'effet produit sur Charles Desforges par les paroles qu'il venait de prononcer.
“ Mais, mon bon monsieur Fraîche, lui dit Charles, cachant autant qu'il le pouvait son émotion, pourquoi ne quittez-vous pas l'auberge des Flécher, puisque la maison est devenue inhabitable ?
— “Ah ! monsieur Charles, reprit le bonhomme, je ne vous ai pas tout dit. Sarrecave est un misérable, dont la cruauté s'exerce, autour de lui, sur tous les êtres de la maison, sur les domestiques encore plus que sur les animaux ; et sa femme elle-même, malgré sa vigueur et
son énergie peu communes, reçoit des coups, comme les autres.
—“Des coups ? Que dites-vous là, s'écria Charles Desforges, inquiet et indigné.
—“ Monsieur Charles, répondit le vieillard, en saisissant le bras de son interlocuteur, ce qui se passe dans la maison de Sarrecave dépasse toute imagination ; et mon coeur saigne d'y penser. Oui, si vous me voyez triste ce matin, c'est qu'il m'est venu, non pas seulement du regret, mais un vrai remords d'avoir accepté de vous accompagner dans cette partie de chasse, qui me tient éloigné de Pennanguer. Je n'aurais pas dû partir. C'était un devoir pour moi de rester là, puisque, en fait, je suis le seul protecteur sur qui les victimes de Sarrecave puissent un peu compter.
Défenseur bien insuffisant sans doute, mais je réussis parfois à effrayer, par mes menaces, ce bourreau qui, sans moi, ne désarmerait pas une minute. J'ai tant de plaisir dans votre compagnie, que je me suis laissé entraîner loin de cette malheureuse maison, et, encore une fois, j'ai manqué à mon devoir. C'est pour cela qu'en commençant je vous disais tout à l'heure que j'ai hâte de reprendre le chemin de Kéruel.
— “ Mon bon ami, reprit Charles, de plus en plus inquiet, ne me cachez rien de ce que vous savez. Vous n'ignorez pas que je m'intéresse à tous les habitants de notre village; j'ai des amis dans chaque maison, dans chaque chaumière de Kéruel ; et à l'auberge de Pennanguer, il y a des êtres dont le malheur me chagrinerait tout particulièrement.
—“ Monsieur Charles, continua le brave homme, c'est pour moi un ohagrin aussi de vous dire ce dont j'ai été témoin; mais je ne dois vous rien cacher. Vous me demandiez, à l'instant, pourquoi je persistais à vouloir continuer d'être le pensionnaire de l'auberge Flécher? Il y a longtemps que je n'y serais plus, si je n'y étais pas retenu par l'affection profonde que j'ai vouée à la plus douce et à la plus malheureuse des créatures. Je reste à Pennanguer, par pitié pour Catherine...
—“ Catherine ? s'écria Charles, au comble de l'émotion, Catherine, dites-vous ? Elle est malheureuse, et j'ai pu l'abandonner, f...
—“ Malheureuse, hélas, répondit M. Fraîche, ce n'est pas assez dire. C'est une martyre.
— “ Et j'ai pu l'oublier, reprit Charles, au point de ne plus franchir le seuil de cette maison, où elle souffre tous les outrages, toutes les tortures !
— “ Cette pauvre enfant, monsieur Charles, lui dit le vieillard, cette pauvre enfant est une sainte, à mes yeux. Elle a toutes les vertus, comme elle a tous les charmes ; et la souffrance achève de la sanctifier.
—“ Parlez, parlez, mon ami, reprit Charles Desforges, dont le coeur se mit à battre violemment. Ne me cachez rien, vous dis-je. Il m'importe de tout savoir, pour pouvoir mieux agir.
—“ Catherine, dit alors le brave homme, était détestée de sa cousine Yvonne, bien avant le mariage de celle-ci. A cause, sans doute, de sa beauté, qui est merveilleuse, Yvonne en était jalouse; et sa jalousie était devenue de la haine. Elle allait jusqu'à frapper Catherine au visage.
Après le mariage, ce fut bien plus grave.
Sarrecave, quand il fut le maître dans la maison, se fit, avec joie, l'exécuteur des ressentiments de sa féroce moitié.
—“ Mon bon ami, interrompit Charles, vous m'épouvantez. Vous disiez que l'auberge de Pennanguer serait une maison de malheur et de malédiction. J'ai bien peur qu'elle ne devienne bientôt la maison du crime.
—“ N'en doutez pas, monsieur Charles. C'est pour moi une certitude. J e crains tout de Sarrecave, et Catherine est si belle...
—“ Affreux, affreux ! reprit Charles ; chacune de vos paroles augmente mon angoisse. Et moi aussi, j'ai à présent du remords de n'avoir pas veillé de plus près sur cette jeune fille, tombée dans un repaire...
—“ Hélas, monsieur Charles, continua le vieillard, si vous saviez comme elle est insultée, tous les jours, par ce couple de bandits ! C'est à coups de pied que Sarrecave maltraite la pauvre enfant. Et, tenez, dimanche dernier...
— “ Ne parlez plus, s'écria Charles, tout tremblant d'indignation, ne me dites plus rien. Tout ceci me fait mal, et les détails sont inutiles. Et depuis, grand Dieu, depuis notre départ surtout, que s'est-il passé dans cette affreuse maison ?
— “ Rassurez-vous, monsieur Charles, dit le bonhomme. Sarrecave a dû se calmer un peu ; il se sent surveillé de près, depuis que je l'ai dénoncé à la justice...
— “ Vous l'avez dénoncé, mon brave ami ? reprit Charles Dosforges. La précaution est bonne, et je vous en témoigne tonte ma reconnaissance.
— “ Oui, continua monsieur Fraîche. Après avoir été témoin des mauvais traitements infligés par Sarrecave à la bonne Catherine, et sur lesquels je ne veux pas insister, pour ne pas augmenter votre chagrin, après avoir entendu Sarrecave dire à Catherine qu'il ne sera content que le jour où il lui aura arraché les yeux, j'ai écrit au Procureur de Quimperlé une lettre où, après avoir exposé les faits dans toute leur gravité, J'ai supplié le magistrat de donner, tout au moins, à Sarrecave un avertissement.
J'ai réussi dans ma démarche ; car le brigadier de gendarmerie de Kéruel s'est présenté, cette semaine, au domicile de Sarrecave, et, au nom du Procureur, lui a fait comprendre que, désormais, la Justice avait les yeux sur lui.
— “ Vous ne pouviez mieux faire, mon bon ami, lui dit Charles, en lui pressant les mains. Vous calmez un peu mes inquiétudes.
Mais vos révélations sont telles que je me vois dans l'obligation d'abréger notre excursion et de rentrer, dès ce soir, à Kéruel. Gagnons au plus vite Châteauneuf, puisque nos amis nous y attendent, pour déjeûner. Nous les quitterons à deux heures, et, vu l'urgence, ils excuseront notre brusque départ.”
Les ordres de Charles Desforges furent exécutés à la lettre.
Après un déjeuner actif à l'hôtel de madame Berger, à Chateauneuf, au grand regret de nos amis, nous montâmes en voiture.
Le breack de Charles Desforges, attelé de ses deux meilleurs trotteurs, nous emporta, à grande allure, sur la route que nous venions de parcourir à pied. Nous avions mis trois jours à franchir les trois étapes de Kéruel à Chateauneuf. En quelques heures, nous effectuâmes notre retour.
Le soir, à la nuit tombante, la voiture de Charles Desforges s'arrêtait devant le seuil de l'auberge de Pennanguer.


(A suivre)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 27 Oct - 4:48

VIII. — L'INCENDIE


Charles Desforges, en descendant de voiture, entra immédiatement dans la maison.
An fond, il était très agité. Durant le rapide voyage qu'il venait de faire, son silence avait trahi son inquiétude. Seul, le bon monsieur Fraîche savait à quoi s'en tenir à ce sujet.
Dans la grande cuisine, où il pénétra, Charles fut heureux, tout d'abord, de n'apercevoir ni Yvonne, ni son mari. Une vieille servante était là, occupée à attiser le feu de chêne qui brûlait au fond du vaste foyer, un de ces beaux foyers à l'ancienne mode, où l'on peut s'asseoir à douze personnes, autour de l'âtre, dans les soirées d'hiver.
Assis à la longue table d'auberge, cinq ou six bourgeois de la localité jouaient aux cartes, éclairés par la lampe suspendue au plafond. Charles leur serra la main à tous, leur dit un bonjour rapide, puis, très vite, se dirigea vers la vieille domestique, qu'il questionna en langue bretonne.
“Catherine est-elle “de l'autre côté”? dit Charles, qui voulait parler de la boutique située au fond, derrière la cuisine.
Je veux la voir, et lui parler tout de suite.
— “Catherine ? oh ! la paour-kez ! lui dit la servante en levant les bras d'un mouvement de pitié. Vous ne savez pas, aotrou, ce qui est arrivé ? Venez donc, je vais vous conduire jusqu'à son lit...
— “ Au lit ? s'écria le jeune homme effrayé, qu'est-il arrivé ici ?
— “ Oh ! reprit la bonne femme, en voyant l'air effaré du jeune homme, n'ayez pas d'inquiétude, Catherine va mieux, et ce ne sera rien.”
Derrière la domestique, Charles gravit l'escalier qui conduisait à la chambre où reposait Catherine. Une bonne sœur était assise près de son lit.
C'était celle qu'on appelait la sœur des malades. En effet, Charles Desforges avait installé, à ses frais, une communauté de religieuses au bourg de Kéruel. Il ne s'était pas contenté de la sœur des malades pour aller, à domicile, porter des secours et des médicaments, soit au bourg, soit à la campagne. La religieuse avait mission, au moindre cas grave, d'appeler le médecin, toujours aux frais du châtelain de la Châtaigneraie.
En voyant entrer le jeune homme, la religieuse se leva, et vint au-devant de lui.
“ Qu'est-il donc arrivé, mon Dieu ?” répéta Charles, en approchant du lit de Catherine.
Catherine, doucement, lui sourit, en lui disant: “ Ce n'est rien, monsieur Charles, et vous n'auriez pas dû vous déranger pour si peu.”
A cette douce parole, où il n'y avait, sans doute, nulle intention de reproche, Charles sentit, plus cruellement que jamais, l'indifférence, l'oubli dont il s'était montré coupable, depuis deux mois, en se tenant à l'écart de la maison de Pennanguer.
—“ Non, monsieur, dit la sœur, en avançant une chaise, que Charles refusa, non, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Le médecin de Quimperlé, que j'avais appelé par prudence, vient de sortir d'ici ; et i1 nous a complètement rassurés sur les suites de l'accident survenu à la bonne Catherine.
—“ Un accident ? dit Charles qui, il faut le dire, était persuadé qu'il s'agissait, ici, de mauvais traitements infligés à la pauvre enfant par ses bourreaux ordinaires, Sarrecave et Yvonne.
—“ Oui, reprit la sœur ; vous étiez absent, vous n'avez pas su l'incendie de ce matin, chez Corentine Le Gallo ?
“Il était dix heures du matin, quand on s'est aperçu que la chaumière de Corentine était en feu. Comme la maison est éloignée du bourg de plus de quatre cents mètres, et complètement isolée dans un coin de vieille route abandonnée, personne n'avait rien vu ; et l'incendie était au plus fort quand les premiers secours sont arrivés. Le mari de Corentine, qui est maçon nomade, travaille en ce moment à Locunolé; et Corentine, elle-même, était sortie pour une demi-heure peut-être, laissant ses deux petits jumeaux, âgés de six mois à peine, endormis dans leur berceau...
— “ Oui, interrompit Catherine, de son lit, j'avais vu la pauvre femme traverser le bourg pour se rendre au lavoir de Stang-vian, avec un peu de linge qu'elle allait passer à l'eau ; et nous avions causé un instant ensemble. Elle m'avait dit que ses petits dormaient, et qu'elle serait de retour bien avant onze heures.
—“ Comme vous le savez, monsieur Charles, reprit la bonne sœur, la maison de Corentine, qui vous appartient, et dont vous lui laissez la jouissance gratuite, a, par extraordinaire pour ce pays, un étage au-dessus du rez-de-chaussée. C'était, m'a-t-on dit, un ancien pavillon fort endommagé, que vous aviez fait recouvrir de chaume, pour le rendre habitable à Corentine. Le bas a été converti en établi; mais, fort heureusement, la vache de Corentine était dehors, à paître le long de la route. Les enfants étaient donc seuls, dormant, au-dessus de l'étable. On ne sait pas comment le feu a pris. Mais la masure, avec son toit de chaume, a été rapidement dévorée par l'incendie, et il n'en reste plus rien. Par bonheur, Catherine fut des premières personnes qui accoururent sur les lieux. Une fumée épaisse enveloppait la maison ; et les flammes commençaient à percer, çà et là, au travers du toit de chaume. Comme Catherine arrivait en courant, les personnes qui étaient déjà là parlaient, entre elles, de la vache de Corentine, qu'on voyait paissant sur le bord de la route, et dont il n'y avait pas à s'inquiéter. Quant aux deux petits jumeaux, tous étaient persuadés que Corentine était sortie, selon son habitude, avec ses enfants sur les bras. Pour ce qui regardait la maison en flammes, personne ne songeait à s'en occuper. Il n'y avait, d'ailleurs, rien à faire. Catherine ne s'arrêta pas, dans sa course. Les assistants furent stupéfaits de la voir se précipiter dans la maison incendiée, après avoir jeté son tablier autour de sa tête ; et, au même instant, on voyait, de loin, Corentine qui accourait, criant de toutes ses forces : “ Mes enfants ! mes enfants !”
Alors, on comprit pourquoi Catherine s'était dévouée, au risque de sa vie, pour entrer dans cette fournaise ; car c'est un miracle qu'elle en soit sortie vivante...
— “ Mon Dieu, dit Catherine, en souriant, la chose fut moins difficile que vous pensez. C'est la fumée surtout qui m'aveuglait, lorsque, après avoir réussi à gravir l'escalier, je fus parvenue dans la chambre. La fumée était telle que je ne voyais absolument rien autour de moi.
Mais je savais où se trouvait le berceau des petits ; quand je les eus pris entre mes bras, il me fut assez facile de retrouver mon chemin pour descendre, et la mère arrivait là, tout juste, pour reprendre ses enfants.
—“ Oui, reprit la religieuse, Catherine a fait cela, tout simplement, comme elle le dit. Mais ce qu'elle ne dit pas, c'est que lorsqu'elle a été déchargée par la mère de son précieux fardeau, de son double fardeau, elle est tombée sans connaissance, asphyxiée par la fumée, et brûlée aux mains...
— “ Brûlée aux mains” s'écria Charles en se penchant vers la jeune fille. Et quand il eut devant ses yeux les deux mains de Catherine enveloppées de compresses, sans qu'il pût ajouter une parole, on le vit qui pleurait...

(A suivre.)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 3 Nov - 4:19

Le lendemain matin, Charles Desforges se présenta de nouveau au chevet de la jeune fille.
Il avait pris soin, en la quittant la veille, d'obtenir que la sœur des malades passât la nuit près de Catherine, et ne la laissât pas seule un instant.
En entrant dans l'appartement, après s'être assuré, près de la religieuse, que la nuit avait été bonne, et que tout allait pour le mieux, Charles exprima le désir de s'entretenir, seul à seul, quelques instants, avec Catherine.
Comme la sœur s'apprêtait à sortir, Charles lui dit : “ Revenez sans tarder, ma sœur. A votre retour, nous aurons à prendre des dispositions pour faire transporter notre malade à la communauté, je ne veux pas qu'elle reste une heure de plus ici. Faites-lui préparer, au couvent, une de vos meilleures chambres. D'ici quelques semaines, votre maison sera celle de Catherine.”

Quand la religieuse fut partie, Charles, plus ému que jamais en présence de la jeune fille, se pencha sur son lit, et, ne pouvant prendre dans ses mains les mains endolories de Catherine, il lui dit : “ Catherine, écoutez-moi, sans trop vous troubler. C'est un ami, c'est plus qu'un ami qui vous parle. Depuis bien longtemps, je m'intéresse à votre sort ; et, cependant, je me sens bien coupable d'avoir ignoré si longtemps ce qui se passe autour de vous. Pouvais-je penser que vous étiez malheureuse, que vous étiez maltraitée dans la maison de votre tante? A présent, je sais tout ; mais, hélas, c'est de ne le savoir qu'aujourd'hui; et j'e n suis pénétré de regret.
—“ Que voulez-vous, monsieur Charles, dit Catherine en baissant la voix, comme si elle avait eu peur d'être entendue de ses bourreaux, que voulez-vous ? Il était dans ma destinée, à la mort de ma mère, d'être recueillie dans la maison de sa sœur.
Je ne pouvais songer à me réfugier ailleurs. J'ai dû, alors, me résigner à mon triste sort, en priant Dieu de rendre meilleurs ceux qui me faisaient tant de mal...
— “ Tant de mal, en effet ! reprît Charles, de plus en plus attendri. Hier soir, quand la sœur des malades m'a reconduit jusque sur le palier de votre chambre, elle m'a révélé que le médecin de Quimperlé, appelé hier pour vous donner des soins, a constaté sur vos épaules, sur vos bras, et sans doute il n'a pas tout vu, les traces cruelles des mauvais traitements qu'on vous inflige. Ces traces sont récentes, et c'est surtout depuis le mariage d'Yvonne qu'on s'est acharné sur vous, pauvre enfant. Eh bien, ma bonne Catherine, laissez-moi vous dire que je suis aussi surpris qu'indigné que vous ayez pu rester si longtemps dans une maison d'où vous êtes libre de sortir à votre gré.
Pourquoi n'avez-vous pas cherché un refuge ailleurs, à la communauté, par exemple ?
— “Pourquoi je suis restée ici, monsieur Charles ? répondit Catherine avec un navrant sourire. Je serais partie, en effet, dès après le mariage de ma cousine ; mais un devoir me retenait dans cette maison. Depuis quelques semaines, le bon M. Fraîche était devenu le pensionnaire de l'auberge, et je m'étais prise d'affection pour lui, d'une affection mêlée de pitié.
J'étais si chagrinée de voir cet excellent homme s'oublier au point de compromettre sérieusement, sa santé, que je m'appliquai, tous les jours, plusieurs fois par jour, à lui parler de mon mieux, pour le détourner de ses funestes habitudes. Il écoutait très docilement mes sermons, continua Catherine, dont le visage s 'éclaira d'un rayon de joie. Je lui parlais avec mon cœur, et j'eus le bonheur de toucher le sien. Il m'a fait des promesses, et il les a tenues. Et tant que je serai là, pour les lui rappeler, pour le protéger contre lui-même, il ne retombera plus dans son péché.
Je le regarde comme à peu près guéri...
— “ Oui, ma bonne Catherine, s'écria Charles, c'est vrai, vous avez fait ce miracle ! Vous l'avez guéri. Que vous avez raison de l'aimer, ce brave homme, et il vous le rend bien. C'est lui qui, par bonheur, m'a fait connaître tous les détails de votre existence ici. Je lui en suis reconnaissant à jamais. Or, cette maison, il l'a en horreur, et je lui ai posé la même question qu'à vous : pourquoi ne pas la quitter ? Et voyez combien touchante est l'harmonie de vos deux cœurs ! A ma question il m'a répondu comme vous avez répondu vous-même : je reste dans cette maison, m'a-t-il dit, parce que je ne veux pas abandonner Catherine, qui est un ange de bonté pour moi. Mais désormais, Catherine, continua le jeune homme, il n'y a plus à hésiter. Laissez-moi vous guider, vous protéger à mon tour. Laissez-moi conduire et diriger votre existence : je veux que vous soyez heureuse, autant que vous avez été malheureuse. Je veux, à force de bonheur, vous faire oublier le passé. Dites-moi que vous ne refusez pas la protection que je vous offre, et que vous acceptez à l'avance tout ce que mon cœur se prépare à faire pour votre bonheur à venir.
— “ En vérité, vous êtes trop bon, monsieur Charles, répondit Catherine, les larmes aux yeux. Je me soumets docilement à votre volonté.
— “ Et pour commencer l'exécution du projet que j'ai mûri cette nuit, reprit Charles Desforges, vous allez, dans quelques instants, ma bonne Catherine, devenir l'hôte de la communauté. Il faudra peu de jours pour vous rétablir, grâce aux soins qui vous seront prodigués là.
Et moi aussi, chère enfant, j'aurai soin de vous ; il ne se passera pas un jour sans que vous me voyiez assis près de vous.
La sœur des malades ne tardera pas à revenir : elle vous aidera à vous habiller ; et, à la communauté, on a dû tout préparer pour vous recevoir. »

A ce moment, la religieuse frappa à la porte de la chambre de Catherine. Charles alla lui ouvrir, et lui dit : “ Je vous laisse notre chère malade. Aidée par vous, elle pourra se lever et s'habiller. Je vous attendrai dans la salle du bas : et j'ai donné l'ordre d'amener devant la porte une bonne voiture, qui la transportera à la communauté. Je tiens à présenter moi-même Catherine à la Supérieure.”

En descendant de l'appartement que Catherine allait quitter pour n'y plus revenir, Charles demanda à voir sa cousine Yvonne.
Dédaignant d'entrer en explication avec Sarrecave, Charles Desforges, en peu de mots, signifia à la digne épouse du fonctionnaire révoqué que, désormais, elle n'aurait plus à s'occuper de Catherine.
Sarrecave survint au moment où le jeune châtelain disait à Yvonne que, dans peu d'instants, il allait, lui-même, remettre Catherine entre les mains des religieuses de la communauté.
- “Et de quel droit monsieur se mêle-t-il de nos affaires ? hurla Sarrecave, en pénétrant dans la salle.
— “Monsieur, lui dit Charles d'un ton assez calme, malgré l'indignation dont il était animé, je vous conseille de vous tenir tranquille. Plus tard peut-être, j'aurai à m'expliquer avec vous, au sujet de cette pauvre enfant, qui n'est restée que trop longtemps dans cette maison.
— “Pardieu, mon petit monsieur, reprit Sarrecave, blême de rage, ma cousine ne sortira pas d'ici sans ma permission, vous entendez ?

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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 10 Nov - 7:39

Charles Desforges était peut-être l'homme le plus vigoureux de la commune ; et quoiqu'il fût d'un naturel très doux, il était évident que, dans un accès de colère, et poussé à bout, il devait être redoutable.
Visiblement exaspéré par l'attitude insolente de Sarrecave, il s'approcha de lui.
Sarrecave, effrayé, fit mine de reculer, et de chercher un refuge dans le magasin du fond. Charles le rejoignit. Mais il se contenta de lui saisir le poignet, et, d'un mouvement bref, l'obligea à s'asseoir sur un des bancs à dossier qui garnissaient l'intérieur du grand foyer familial.
Puis, se penchant sur lui, il lui dit quelques mots à l'oreille. Et il parait que ces mots avaient un sens terrifiant ; car Sarrecave, sans répondre une parole, baissa la tête, et ne bougea plus.

A ce moment, Catherine, soutenue par deux religieuses, traversa la vaste cuisine, et put prendre place dans la voiture qui l'attendait, devant la porte.
Charles avait donné des instructions pour que rien de ce qui appartenait à Catherine ne restât après elle dans la maison des Flécher. Le bagage de la pauvre enfant se réduisait à peu de chose.
Outre son linge et quelques hardes des plus modestes, Catherine tenait à emporter ses livres, qui lui venaient de sa pension de Gourin, et surtout les souvenirs qu'elle avait recueillis à la mort de sa mère.
Quelques minutes après, Catherine prenait possession de la plus belle chambre de la communauté. Charles Desforges, dans la matinée, y avait fait transporter quelques meubles, dont l'élégance surprit un peu Catherine, et contrastait avec la simplicité des autres appartements de la maison.
Dès que Catherine, entourée des religieuses de la communauté, fut installée dans son nouveau logement, Charles demanda la permission de la saluer, pour lui souhaiter, en quelque sorte, la bienvenue, en son nom personnel. Il fut heureux de la voir tranquille et reposée, un peu pâle encore, mais déjà plus forte, dans sa convalescence rapide Il échangea quelques mots avec elle ; et quand il la quitta, Catherine, toute émue de son bonheur, le remercia d'un regard profond, qui pénétra le cœur du jeune homme, et qui fut pour lui la plus délicieuse des récompenses.


IX. — LA DÉCISION EST PRISE

La nuit précédente, Charles Desforges n'avait pas seulement réfléchi aux dispositions qu'il avait à prendre pour délivrer Catherine, et la faire sortir d'une maison où, si longtemps, elle avait vécu, humiliée et malheureuse.
Il avait aussi remué des souvenirs qui avaient troublé sa vie, et qui remontaient presque à trois années ; car, il avait aimé Catherine alors qu'elle n'avait encore que quinze ans.
Aujourd'hui, elle était dans tout l'épanouissement de sa beauté sans rivale. Et, de plus, elle apparaissait aux yeux du jeune homme avec une auréole de bonté qui la rendait plus belle encore et plus digne d'être aimée.
Oui, ces souvenirs remontaient à trois ans bientôt. Charles, dans la fougue de sa jeune passion, s'était laissé entraîner à des paroles imprudentes. Non pas qu'il eût jamais parlé à Catherine autrement qu'avec le respect le plus profond. Mais, sachant bien, à l'avance, qu'il n'épouserait pas Catherine, il se reprochait de lui avoir répété qu'il l'aimait.
Et chaque fois qu'il lui avait parlé de son amour pour elle, le trouble de la jeune fille avait augmenté le sien.
Un jour même, Charles, dont la passion grandissait avec l'insurmontable obstacle, et grandissait chaque jour, avait mis au doigt de Catherine, rougissante et émue, une bague magnifique, dont elle ignorait absolument la valeur, mais dans laquelle peut-être elle soupçonnait un symbole qui ne pouvait, hélas, que l'effrayer, elle, pauvre fille, courtisée par le plus beau, par le plus riche héritier de toute la contrée.
« Cette bague, lui avait dit Charles Desforges, vient de ma mère. Et c'est pour cela que je la mets à votre doigt, pour vous prouver combien je vous aime, et pour vous montrer comment je vous aime. Vous êtes si belle, et vous êtes si bonne, Catherine, que ma mère, j'en suis sûr, m'approuverait de vous avoir choisie. Oui, je vous ai choisie, et jamais je n'aimerai une autre femme que vous. »
Et Charles avait dit vrai. La passion que, du premier jour, Catherine lui avait inspirée, avait suffi à remplir son cœur.
Catherine y régnait, avec la sérénité d'une madone.
Cependant, nous l'avons dit, Charles s'était reproché d'avoir été si loin dans ses déclarations amoureuses. Il avait regretté d'avoir visiblement troublé l'existence de Catherine ; car il sentait bien que quoiqu'elle n'eût jamais laissé échapper de ses lèvres si pures l'aveu de son cœur, elle lui appartenait sans réserve, et pour toujours.
Mais la vue seule de son père, homme juste et droit, sévère jusqu'à la rigidité, suffisait pour lui rappeler son devoir.
Il ne pouvait pas épouser Catherine.
C'est alors qu'il était parti.

Et pourtant, à peine un mois s'était-il écoulé depuis le jour où il avait, de propos délibéré, abandonné Catherine, qu'il ne put s'empêcher de lui écrire. Et dans cette lettre, il lui disait : “Pensez à moi”.
Penser à lui ? Avait-il besoin de le demander à la pauvre fille ? Après Dieu, elle ne pensait qu'à lui, mais avec la résignation douloureuse qui semblait être son lot et sa destinée.
Dans la naïveté de son cœur, elle se croyait le droit de ne pas oublier celui dont, pendant deux longues années, elle ne reçut pas de nouvelles. Elle accomplissait là comme un devoir d'obéissance, très doux à remplir, malgré l'amertume de son isolement. Elle ne s'expliquait pas le silence de celui qui lui demandait de penser à lui ; et elle aurait cru mal faire de chercher à se l'expliquer.
Penser à lui ? Elle y pensait si bien qu'elle ne comprenait pas qu'un autre pût s'occuper d'elle.
Elle fut très étonnée, durant l'absence du maître de ses pensées, du maître de son existence, d'entendre plusieurs jeunes gens de la paroisse, et non des plus pauvres, lui demander sa main.
Humblement, comme toujours, elle refusait un honneur qui ne lui était pas dû.
Elle ne s'appartenait pas. On lui avait dit qu'elle était aimée. C'était plus qu'il n'en fallait pour vivre.
Mais vivre dans l'attente de quoi ? C'était là une question à laquelle Catherine n'aurait pas osé répondre. Elle était tout ignorance et résignation. Et, cependant, puisqu'on lui avait dit d'attendre, elle attendait.

Charles Desforges, à présent, savait tout cela. Sans avoir reçu le moindre aveu de la bouche de Catherine, il lisait à merveille dans ce cœur d'élite qui s'était ouvert à lui, dès qu'il s'était présenté.
Il comprenait, aujourd'hui, tout ce qu'il y avait de délicatesse, et de grandeur d'âme dans cette paysanne pétrie de bonté, d'héroïsme et de vertu. La formosité de son corps s'harmonisait divinement avec la beauté de son âme.
L'acte tout simple qu'elle venait d'accomplir, en sauvant, au péril de sa vie, ces deux petits jumeaux qui, de ses bras libérateurs, avaient passé dans ceux de la mère affolée, fut une révélation décisive pour le cœur de Charles Desforges.
Pas une minute, il n'hésita plus.
Sans plus tarder, Catherine serait sa femme. Et il n'eut plus qu'une appréhension, qu'elle refusât de partager sa vie.


(A suivre)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 17 Nov - 4:56

X. — L'ENTREVUE


Quand, le lendemain du jour où Charles Desforges avait installé sa chère Catherine à la Communauté, il se présenta, dans la matinée, pour prendre de ses nouvelles, Charles la trouva, à demi-couchée sur une chaise longue, devant la cheminée où brûlait un bon feu de chêne, dont la flamme discrète roséolait à ravir son beau visage de convalescente.
Elle était seule. Charles entra. Catherine lui tendit la main, avec un radieux sourire qui l'émut plus que ne l'auraient pu faire les plus éloquentes paroles. Il s'assit près d'elle, et, d'une voix tremblante, presque basse, sa main dans sa main, il lui parla.
Dès les premiers mots de cet entretien définitif, qui avait quelque chose d'impressionnant et de solennel, la pauvre enfant fut-elle réellement surprise ?
Non. Ne se rappelait-elle pas les paroles tombées de la bouche de Charles Desforges, deux ans auparavant ? Pouvait-elle avoir oublié ces choses qu'une femme n'oublie pas, quand son cœur à elle-même bat à l'unisson du cœur qui s'ouvre à elle?
Charles Desforges n'était pas de ces hommes qui, devant une jeune fille digne de tous les respects, s'amusent, avec des formules banales, à troubler des cœurs innocents, si faciles à entraîner sur la pente des illusions décevantes et mauvaises.
Et Catherine, cette humble paysanne qui ne le cédait à aucune pour la noblesse des sentiments, avait l'âme trop haut placée pour soupçonner qu'on put s'adresser à son cœur autrement qu'avec la sincérité de son cœur à elle-même.
Et alors, ayant recu, à plusieurs reprises, l'aveu d'un amour qui répondait au sien, sans se faire la moindre illusion sur un avenir sans espoir pour elle, bien plus, absolument persuadée qu'un abîme infranchissable la séparait pour toujours de Charles Desforges, elle s'était sentie heureuse cependant, de se voir aimée par un tel homme ; mais, dans la rigidité de sa conscience, elle n'attendait rien, ne demandait rien, n'espérait rien. Ce premier amour serait le seul, et le dernier pour elle ; mais il ne changerait rien à sa condition actuelle. Elle s'encloîtrait, pour ainsi dire, virginalement et austèrement, dans cette affection, qui remplirait sa vie sans la transformer.
Silencieusement, dans le deuil de son cœur, elle avait souffert de la longue absence, et surtout du long silence de Charles Desforges. Mais elle n'en voulait pas au jeune homme de l'avoir oubliée.
Avant toute chose, Catherine était une résignée.
Aussi, quand Charles Desforges, prenant sa main dans la sienne, eut commencé à lui dire qu'il l'aimait, qu'il n'avait aimé qu'elle, et qu'il l'aimait plus que jamais, Catherine, malgré l'immense bonheur dont son âme était remplie, eut la force de l'arrêter, ne voulant pas laisser le jeune homme s'engager de nouveau au delà des bornes permises.
Un grand seigneur comme lui, dans la fougue de sa jeunesse et de sa passion, pouvait s'oublier. Une pauvre paysanne comme elle, malgré le penchant qui l'attirait vers le jeune homme, eut la force de ne pas s'oublier.
Grand seigneur, Charles Desforges l'était aux yeux de Catherine. Non pas à cause de ses millions, qu'elle ignorait peut-être ; mais à cause de la vénération universelle qui, de temps immémorial, dans le pays, entourait la famille Desforges.
De père en fils, les Desforges régnaient, en quelque sorte, sur la région, non pas seulement par leur richesse, par l'immensité de leur domaine, mais par leur inépuisable bonté.
Quand, mue par le respect qu'elle devait au descendant d'une famille si élevée dans l'estime publique, Catherine voulut arrêter Charles Desforges, au milieu de ses effusions passionnées, le jeune homme, la voix altérée par l'angoisse, lui dit tristement : “O Catherine, vous ne m'aimez donc pas ?”
“Monsieur Charles, répondit tristement Catherine, il me serait facile de vous répondre. Mais en ai-je bien le droit ? Je préfère vous dire qu'il me serait impossible de ne pas vous aimer, vous qui êtes aimé de tout le monde.”
“Catherine, Catherine, reprit vivement le jeune homme, aimé de vous, comme de tout le monde ? Quel chagrin vous me faites de parler ainsi ! Ce que je veux, c'est être aimé de vous comme je vous aime ; et vous me voyez désespéré, si je dois renoncer à toute votre affection.”
“Et moi aussi, monsieur Charles, je suis désespérée de me voir obligée de vous parler comme je le fais. C'est cependant le devoir d'une pauvre fille comme moi, devant un homme tel que vous.”
“Catherine, continua Charles, un peu calmé, laissons là ce qui, d'après vous, nous sépare. Mais je vous en conjure, ne me laissez pas douter plus longtemps de vos véritables sentiments à mon égard.
J'ai besoin, entendez-vous, de savoir de votre bouche ce qui se passe dans votre cœur. Catherine, vous ne m'aimez donc pas ?”
“Monsieur Charles, lui dit Catherine, à bout de résistance, je vais vous obéir, en ceci comme en tout. Ce que mes lèvres n'osent pas vous dire, les pages que vous trouverez là, dans le tiroir de cette table, vous le diront. Prenez-les, et lisez.”
Catherine, de la main, montrait à Charles Desforges le tiroir d'une petite table, placée près de la cheminée, et dont elle lui remit la clef.
Charles l'ouvrit, et en retira une centaine de feuillets, réunis par un ruban fané.
“Ces pages, reprit Catherine, je les ai écrites, jour par jour, depuis l'époque de votre départ pour l'Angleterre. Dieu le sait, je les avais écrites pour moi seule.
Elles m'ont aidée à supporter les tristesses de mon existence dans la maison des Flécher ; elles m'ont surtout aidée à supporter la souffrance plus cruelle de mon isolement.”
Charles, déjà, d'un œil rapide, et le cœur palpitant de joie, avait parcouru les premières lignes de ces feuillets précieux, où toute la tendresse d'une âme admirable s'épandait dans un langage virginal, naïf peut-être, mais profond à coup sur, et impressionnant.
“J'en ai assez lu déjà, s'écria Charles, en reprenant les mains de Catherine dans les siennes ; j'en ai assez lu pour savoir ce dont mon cœur était avide, et inquiet. Vous m'aimez, Catherine, comme je vous aime. Cela suffit pour mon bonheur, et pour le vôtre. L'avenir est à nous ; et, dans un mois, vous serez la châtelaine de La Châtaigneraie.”
Catherine, faiblement, essaya de lutter encore. Mais, témoin de la peine qu'éprouvait le jeune homme à chacune de ses objections, pouvait-elle refuser plus longtemps ?
Charles croyait avoir épuisé tous les arguments pour fléchir la belle convalescente, quand il eut la bonne idée de lui dire :
“Ma bonne Catherine, voulez-vous donc me laisser seul, dans l'œuvre de bienfaisance que j'ai entreprise ? Une femme, une femme telle que vous, m'est nécessaire pour m'aider à faire le bien.
Que ferai-je de six cent mille livres de revenu, si vous n'êtes pas là pour les distribuer à pleines mains, autour de vous ?...”
L'argument était décisif.
Le cœur de Catherine parla par ses yeux, qui se remplirent de larmes. Elle pressa plus fort la main de Charles Desforges...
Elle avait accepté.

(A suivre.)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 24 Nov - 9:45

XI. — JOIE UNANIME

Ce fut une grande et bonne nouvelle pour le pays, le mariage qui allait unir Catherine à l'héritier de la vieille famille des Desforges. »
On savait à l'avance qu'avec elle les traditions qui faisaient du château de La Châtaigneraie une maison de bénédiction n'étaient pas prêt d'être abolies. La bienfaisance, sous les traits de la plus belle des Bretonnes, allait entrer en reine sous le toit ancestral où Charles Desforges
avait été élevé lui-même par la meilleure des mères.
La joie fut générale, fut unanime dans la contrée, sans la moindre ombre de jalousie, tant la charmante jeune fille que Charles Desforges avait choisie pour compagne et pour collaboratrice, était entourée d'affection, d'estime, et de respect.
Le plus heureux de tous les amis de Catherine fut le bon monsieur Fraîohe, dont le bonheur atteignit les proportions du délire.
Quand il lui fut permis de pénétrer dans l'appartement où Catherine reprenait rapidement toutes ses forces, le bonhomme, qui avait mille aimables choses à dire, pour féliciter la belle fiancée, ne trouva plus que des larmes, dans l'excès de sa paternelle émotion.
Ah ! quels bons amis c'étaient que ces deux êtres, que le hasard avait réunis dans la maison des Flécher, pour se comprendre, et pour s'aimer !
Et, en vérité, l'excellent homme avait été ponr quelque chose dans le bonheur de Catherine. C'était lui qui avait dévoilé à Charles Desforges l'admirable sérénité de Catherine dans cette maison de Pennanguer, où elle avait eu à souffrir toutes les humiliations et tous les martyres.
Les révélations du bonhomme avaient impressionné au plus haut point ce cœur passionné ; et, dès cette minute décisive, l'amour triompha de toutes les hésitations.
Nous disions tout à l'heure qu'il n'y eut pas l'ombre d'une jalousie, à Keruel, au milieu de l'allégresse générale. C'était trop oublier Sarrecave et sa digne moitié.
La maison de Pennanguer fut la seule où le mariage de Catherine causa autre chose que de la joie.
Une rage, une rage folle s'empara d'Yvonne, et de Sarrecave, quand on leur eut donné l'assurance que la pauvre enfant qui avait été si longtemps la victime de leur méchanceté allait devenir la reine du pays.
Cependant, pour des causes qui semblèrent peut-être mystérieuses à M. Fraîche, le couple criminel fit bon visage aux évènements.
Bien loin de laisser éclater la haine violente qui débordait de leurs cœurs, on les vit plus gais, plus aimables qu'ils ne l'avaient jamais été.
11 était, d'ailleurs, tout naturel de penser qu'un fait aussi inattendu que le mariage de Catherine ne pouvait que les exalter et leur plaire. Catherine n'était-elle pas la cousine d'Yvonne ? La gloire de Catherine rejaillissait, non seulement sur Yvonne, mais sur la maison des Flécher.
Etait-ce bien là le motif pour lequel Sarrecave se tenait tranquille, et en apparence satisfait ?
M. Fraîche n'était pas assez profond diplomate pour sonder le fond d'une conscience comme celle de Sarrecave.
L'analyse n'était pas son affaire : il était fait tout de bonté, et jugeait, d'ordinaire, les choses à la surface. Il lui parut donc suffisant que la maison de Pennanguer eût changé de physionomie et de mœurs.
Tout était à la joie, chez Sarrecave, comme chez les autres. Que pouvait désirer de plus le bonhomme ?
Il ne songeait même plus à changer de pension, tant l'amabilité de ses hôtes lui avait fait oublier le passé.
M. Fraîohe, au surplus, ignorait bien des choses. Il ignorait que le jour où Catherine avait quitté Pennanguer pour se réfugier à la Communauté, Charles Desforges avait dit un mot à l'oreille de Sarrecave, un seul mot. Et il avait fallu que ce mot-là fut bien magique, puisque l'effet avait été non seulement immédiat, mais encore durable.
Depuis le moment où Charles Desforges avait saisi au bras le fonctionnaire révoqué, et lui avait parlé tout bas, Sarrecave s'était tenu tranquille. Ce n'était plus le même homme : tout était changé dans son attitude, dans son geste, dans sa façon d'être et de parler.
Charles Desforges avait-il menacé Sarrecave ? Charles Desforges l'avait-il simplement amadoué ?
Lui avait-il, d'un mot, démontré que la justice était toute prête à mettre la main sur lui, pour le punir de toute une série de crimes, que Sarrecave pouvait croire jusque là insoupçonnés ?
Ou bien Charles Desforges lui avait-il fait entrevoir un avenir rasséréné et même brillant, à la condition de se montrer digne désormais de sa parenté par alliance avec Catherine ?
Quoi qu'il en soit, Charles Desforges put constater un changement heureux dans la maison de Pennanguer. Là, comme ailleurs, tout marcha à souhait, durant les quelques semaines qui précédèrent l'illustre mariage de Catherine.
Illustre, en effet, Charles Desforges dépensait royalement autour de lui, bien loin autour de lui, pour répandre partout l'aisance, avec la joie.
Depuis longtemps, il n'y avait plus d'indigents dans la paroisse. Ce n'était pas assez.
Charles Desforges, d'accord avec sa fiancée, qu'il consultait tous les jours longuement, et dont chaque inspiration était pour lui une indication qu'il se faisait un devoir de réaliser sur-le-champ, voulut que l'aisance entrât dans la totalité des ménages, sur toute la surface du pays.
Il fit les choses grandement, et sagement.
Il fut généreux pour le présent, et prévoyant pour l'avenir.
Les fiançailles de Catherine créèrent, dans le pays, une ère de prospérité dont Keruel se souvient encore.
Ce sont là des âges d'or plus faciles qu'on ne pense à créer, à multiplier.
Quand le bon Dieu vous donne un demi-million de revenus, il vous impose en même temps des devoirs, de très grands devoirs, dont les heureux du jour ne tiennent pas assez compte.
Dans sa générosité pour tout le monde, Charles Desforges ne pouvait oublier sa fiancée.
Mais il eut à lutter contre elle. Catherine, qui était tout humilité et simplicité, fut presque effrayée que sa situation de future châtelaine l'obligeât, non seulement à tolérer, mais à provoquer autour d'elle, un luxe auquel il lui serait difficile de s'habituer.
Elle dut se faire une raison ; et, en ceci encore, elle était trop raisonnable pour ne pas se rendre aux pressantes sollicitations de celui qui allait devenir le directeur de sa vie.
Et, tout d'abord, il lui fallut, durant les semaines qui la séparaient du grand jour nuptial, se livrer aux mains d'innombrables essayeuses qui, à toutes les heures de la journée, édifiaient pour elle les toilettes les plus somptueuses que pût rêver une bretonne.

(A suivre.)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 1 Déc - 4:54

Charles Desforges avait tenu à être l'inspirateur de toutes ces ouvrières, venues de la ville, et de la campagne.
Il savait que Catherine tenait beaucoup, par esprit de tradition, et comme par un sentiment de piété pour la mémoire de sa mère, à se présenter à l'autel dans le costume breton.
Il y avait alors, à Bannalec, une ouvrière célèbre, dont les toilettes, toujours nouvelles, faisaient sensation à tous les grands mariages des pays environnants.
C'était une célibataire d'une quarantaine d'années, qui s'appelait Louise Ropert.
Charles la fit venir à Keruel, et l'installa au château, avec tout son cortège d'apprenties. Les travaux se poursuivaient au château, et l'essayage se faisait à la Communauté, dans l'appartement de Catherine.
Le jeune châtelain suivait de très près la besogne des fées de Bannalec ; mais Louise Ropert fut très émue et très surprise de recevoir du fiancé des instructions très précises et très minutieuses qui contrariaient outrageusement ses théories et ses conceptions personnelles.
Elle dut, pourtant, s'incliner devant les ordres du maître, et travailler selon son goût.
Or, Charles Desforges, par une innovation, dont le souvenir s'est perdu à Bannalec, innovation qui pourrait très bien être ressuscitée dans un prochain avenir, Charles Desforges exigea que la toilette de sa mariée, jupe, corsage et le reste, au lieu d'être confectionnée de drap noir, de satin noir, fut, de la tète aux pieds, toute de magnifique sole blanche, avec broderie de perles, et dentelles de Malines.
Les étoffes et les dentelles les plus belles, venues de Paris, furent mises entre les mains des ouvrières bretonnes, qui, sous les yeux vigilants de Charles Desforges, réalisèrent des chefs – d'œuvre exquis, des merveilles d'art véritables, dignes de la beauté sans égale de celle à qui elles étaient destinées.

XII. — TERRIBLE ALERTE

Le mariage de Catherine fut une grande fête de paysans.
Tous les travailleurs de la terre étaient fiers de voir une des leurs dépasser en beauté, en vertu, et maintenant en richesse, les plus grandes dames de la contrée.
Le triomphe de Catherine fut un triomphe pour tous ces paysans, dont le noble métier constitue, pour chacun d'eux, de père en fils, une noblesse vénérable entre toutes.
Les paysans ne devraient pas l'oublier : fiers de leur origine et de leurs traditions, les paysans bretons surtout devraient considérer comme une défaillance d'abandonner la campagne pour la ville, de quitter leur costume de laboureur pour endosser le veston banal des citadins.
Le fait, malheureusement, est à noter : sortis des bancs de l'école primaire, poussés, d'ailleurs, par des parents qui n'ont aucune expérience des choses, beaucoup de jeunes gens de nos campagnes préfèrent au grand air de la vie rustique, si saine et si vivifiante, l'atmosphère des
bureaux et des arrière-magasins.
D'antres, par milliers ceux-là, se précipitent sur les places plus ou moins rétribuées que leur offrent, du haut de leur tremplin électoral, les joyeux pitres du Parlement, que le peuple railleur appelle aujourd'hui les Quinze mille, ce qui n'empêchera pas ce bon peuple, malgré ses moqueries, de voter, en jobard, pour ces farceurs.
Ce n'est pas là une des plaies les moins inquiétantes dont nous sommes rongés, à l'heure actuelle. Le parlementarisme, devenu, avec la connivence de l'Etat, la providence des affamés, a vicié, pour ainsi dire, la conscience nationale. Le sous moral, dans l'individu, comme dans l'ensemble, se déprave, et se perd. Autour des députés sans dignité, il n'y a plus que des électeurs sans vergogne.
En 1872, à l'époque où se déroule l'épisode que nous racontons, nul paysan encore ne songeait à abandonner la campagne.
Mais, depuis, le temps a marché, et le mal aussi. La démoralisation, avec tous les fléaux qu'elle entraîne, est venue vite : il n'a fallu qu'un quart de siècle pour livrer l'âme de la France, la conscience de la France aux pires agents de dissolution, aux pires ennemis de la patrie. Deux mois, cependant, s'étaient paisiblement écoulés depuis le mariage de Catherine et de Charles Desforges.
Leur bonheur à tous deux était sans mélange, et ils en jouissaient avec une joie d'autant plus sereine que le bonheur des autres, autour d'eux, était leur œuvre, et par conséquent, leur récompense.
On touchait à la fin de Janvier.
La chasse, qui durait alors plus longtemps qu'aujourd'hui, bien à tort, car elle dure encore beaucoup trop, n'allait pas tarder à se clore.
Charles Desforges, souvent accompagné du bon Monsieur Fraîche, devenu son meilleur ami, faisait, de temps à autre, quelques promenades à travers les grands bois qui entouraient le château.
Un soir, il rentrait à la Châtaigneraie.
En passant par le bourg, il avait pris congé de M. Fraîche, qui l'avait quitté pour rentrer à sa pension.
La nuit, si prompte à venir en Janvier, était proche ; et les larges allées qui conduisaient au château étaient pleine d'ombres et de silence, sous les grands arbres centenaires.
Charles marchait d'un pas tranquille, suivi d'un seul chien, car, pour chasser la bécasse, un seul chien peut suffire.
Au lieu de marcher dans le milieu de l'avenue, il allait sur le côté, sur la droite, où le sentier des piétons, parmi les feuilles mortes, était nettement marqué.
Sur la gauche, à trois mètres de ce sentier, l'avenue était, tout au long, bordée d'un talus très haut, très épais, d'un de ces talus bretons, hérissé de bois taillis, entremêlé de ronces et de broussailles.
L'avenue allait tout droit vers le château, sur une longueur de cinq cents mètres. Mais le sol était vallonné par endroits, de sorte que, par endroits aussi, même en plein jour, le château n'était pas visible pour le promeneur qui, en marchant, montait ou descendait, suivant les sinuosités du terrain.
Vers le milieu de l'avenue, existait un bas fond plus creux, plus accentué que les autres pentes. Charles traversait cette partie basse, qu'éclairaient faiblement les dernières lueurs d'un pâle soleil d'hiver ; cependant sa silhouette, vue de l'autre côté de l'avenue, était parfaitement visible, quoique son costume de velours brun se confondît avec la masse sombre des bois d'alentour.
Comme il arrivait an bas de la pente, un coup de feu tiré à trente mètres, sur sa droite, de derrière le talus bordant l'avenue, lui fit dresser la tête : le bruit sec d'une balle frappant l'écorce d'un châtaignier, tout près de lui, le surprit et le troubla étrangement. Il n'eut pas, d'ailleurs, le temps de la réflexion ; car, au moment où il tournait les yeux du côté d'où était parti le coup de feu, il vit un rapide éclair parmi les broussailles du talus, et une seconde détonation retentit.
Cette fois, le chapeau de feutre du chasseur, enlevé de dessus sa tête, alla rouler à quelques pas, au milieu des feuilles mortes qui jonchaient l'avenue.

(A suivre.)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 8 Déc - 6:08

Mais déjà Charles s'était précipité vers le talus, derrière lequel se cachait un assassin. D'un bond, s'aidant des branches de jeunes chênes qui poussaient tout le long du talus, il atteignit la crête de celui-ci..
Parvenu là, quand il voulut percer au travers de ce formidable rempart, où les ajoncs et les épines s'entrelaçaient avec les pousses des jeunes arbrisseaux, il lui fut impossible de franchir l'obstacle.
Tous ses efforts furent inutiles, malgré la rage qui décuplait ses forces.
Il ne même put rien voir de ce qui se passait de l'autre côté du talus.
L'assassin avait eu le temps de s'éloigner.
Epouvanté, et déçu, Charles redescendit dans l'avenue. Non sans peine, il retrouva son chapeau parmi les feuilles desséchées ; il n'y avait pas à se tromper : une balle l'avait traversé au sommet.
Le jeune châtelain, l'esprit plongé dans les plus angoissantes réflexions, reprit le chemin du château par des sentiers hors de l'avenue, et bien connus de lui.
Tout en marchant, il essayait de se ressaisir, se demandant quel visage il pourrait se composer en abordant sa femme qui l'attendait, toujours inquiète de lui, et toujours si heureuse de le revoir.
Une pensée, une pensée terrible le poursuivait, pendant qu'il avançait vers le ohâteau : cette pensée l'avait assailli tout de suite, dés le premier coup de feu tiré sur lui : l'homme qui avait tenté de l'assassiner lâchement ne pouvait être que Sarrecave.


XIII. — LE MYSTERE SE COMPLIQUE.


Charles Desforges, en rentrant au château, fut heureux d'apprendre que son vieil ami, M. Jégo, Juge de paix à Kéruel depuis quarante ans, l'attendait.
Ceci lui permettait, au lieu de rester seul avec sa femme, dans un tête-à-tête redoutable, de reprendre tout à fait ses esprits, et de cacher l'agitation dont il se sentait encore bouleversé, et qui, sans doute, devait se traduire, sur son visage, par une pâleur inaccoutumée.
Après avoir échangé quelques paroles hâtives avec Catherine, le jeune châtelain s'empressa de se rendre au salon, où, depuis déjà une demi-heure, l'attendait M. Jégo.
« Ne vous effrayez pas trop, mon cher enfant, lui dit le juge de paix, de ce que j'ai à vous dire. Je viens de Quimperlé, où j'ai eu un long entretien avec le Procureur de la République, entretien à la suite duquel je suis revenu en toute hâte à Kéruel, pour vous dire que ce magistrat a besoin de causer avec vous. Sans user de la voie officielle, pour le moment, le Procureur vous fait connaître, par mon entremise, qu'il serait heureux de se rencontrer avec vous, demain, à Quimperlé.
Vous le trouverez dans son cabinet, à une heure de l'après-midi. De plus, il m'a prié de vous accompagner.
—“Je suis à ses ordres et aux vôtres, mon bon Monsieur Jégo. Nous partirons demain, d'ici, vers dix heures. Nous déjeûnerons rapidement à l'hôtel ; et, à une heure, nous serons exacts au rendez-vous du Procureur. Mais vous m'effrayez un peu, je l'avoue. Que se passe-t-il ?
—“ Hélas, continua le juge de paix, depuis que le maudit Sarrecave a mis le pied sur le territoire de notre commune, oui, depuis la première minute, je puis le dire, nous n'avons eu avec lui que des alertes, et des ennuis graves, que dis-je ? les plaintes contre ce misérable n'ont cessé d'affluer de tous les côtés. Il est, depuis quelque temps, l'objet d'une surveillance toute spéciale, à laquelle ne suffisent pas les gendarmes dont nous pouvons disposer. La gendarmerie, en effet, a autre chose à faire qu'à s'occuper de ce bandit, de telle sorte qu'il échappe à notre vigilance. En ce moment, d'ailleurs, il est absent depuis quatre jours.
— “Absent ? s'écria Charles Desforges, plus agité que jamais à la suite des premières paroles du juge de paix. Vous êtes sûr, monsieur Jégo, qu'il est absent de Kéruel ?
— “Absolument sûr, répondit le vieillard. Il vient de passer trois jours à Lorient, et à l'heure qu'il est, Sarrecave est à Quimperlé.
Voici, au surplus, ce que j'avais à vous dire, de la part du Procureur. Un crime, un nouveau crime a été découvert à Lorient ; car c'est le second, depuis l'automne dernier. Or, la justice a constaté que le sieur Sarrecave s'est trouvé à Lorient à l’époque où ces deux crimes ont été commis. On n'a pas de preuves quelconques contre lui, pas plus cette fois que l'autre. Ce gredin a plus de flair que les policiers, et trouve moyen de les dérouter.
Un riche célibataire de Lorient, qui avait la mauvaise habitude, malgré sa grosse fortune, de passer une grande partie de ses nuits à jouer dans des cercles plus ou moins bien fréquentés, a été trouvé noyé dans les eaux vaseuses du port.
Il est évident que le malheureux avait été dévalisé avant d'être jeté à l'eau ; et il est non moins évident qu'il y a meurtre, et non accident ; car il portait sur lui une forte somme en or, et en billets de banque. Or, l'on a rien trouvé dans ses vêtements, quand son cadavre , hier matin, a été retiré à marée basse, non loin de la cabine du capitaine du port.
Sarrecave n'étant plus admis dans aucun cercle de jeu, n'était pas présent, la nuit du crime, dans la salle où les joueurs, interrogés le lendemain, ont tous affirmé avoir vu entre les mains de l'homme trouvé noyé un portefeuille bourré de billets de banque, dont plusieurs billets de mille francs. On sait que cet homme, qui habite au bout du quai, du côté de la cabine du capitaine, est sorti du cercle vers deux heures du matin, par une nuit très noire; or, c'est peu d'instants après qu'il a dû être brusquement assailli et à demi assommé, avant d'être projeté du haut du quai.
Sarrecave, encore une fois, n'était pas au cercle cette nuit-là. Mais il connaissait parfaitement les habitudes du célibataire en question ; il savait notamment qu'il sortait du cercle à la même heure, et rentrait chez lui vers deux heures du matin. La justice de Lorient est-elle sûre que ce soit Sarrecave l'assassin ? Bien loin de là. Car à l'hôtel où il était descendu on a constaté que la nuit du crime, il était rentré avant onze heures du soir. Or, l'assassinat — car c'est bien un meurtre prémédité — a été perpétré un peu après deux heures du matin. D'un autre côté, comme la chambre de Sarrecave donnait sur la cour de l'hôtel, cour dont la porte cochère n'est jamais fermée, même la nuit, Sarrecave aurait très bien pu descendre de sa chambre, sans être vu, et y remonter de même, après son coup fait.
Et voici pourquoi le parquet de Lorient a quelques soupçons graves à l'endroit de Sarrecave. Le juge d'instruction ayant fait appeler Sarrecave dans son cabinet, a donné l'ordre aux agents de le fouiller. Et l'on a trouvé sur lui, non pas un portefeuille, mais des liasses de billets de banque, pour une somme relativement considérable. Parmi ces billets, se sont rencontrés trois billets de mille francs. Interrogé sur la provenance de cette somme, et en particulier des trois billets de mille, Sarrecave, avec la plus parfaite assurance, a répondu qu'il avait reçu ces billets de M. Charles Desforges, propriétaire à La Châtaigneraie, en Keruel.

(A suivre.)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 15 Déc - 9:17

— “C'est vrai, dit le jeune châtelain, très ému. Il y a quelques semaines, j'avais reçu de Sarrecave une lettre pressante, dans laquelle il me demandait de venir au secours de sa détresse. Quoique je sois édifié sur son compte, et que je sache où passe son argent, je n'ai pas voulu lui répondre par un refus. Ne voulant pas, cependant, avoir le moindre rapport personnel avec lui, Je lui ai fait porter six mille francs par mon secrétaire ; et en même temps, je lui fis remettre une lettre dans laquelle je l'adjurais de s'amender, lui promettant formellement qu'au cas où sa conduite deviendrait convenable, je m'intéresserais à son avenir.
— “Vaines illusions que celles-là, mon ami, reprit le juge de paix. Sarrecave ne se plait qu'au mal. Il possède une âme infernale, où jamais le repentir ne pourra pénétrer. Ce que je déplore, ce qui m'épouvante, pour un long avenir peut-être, c'est que la vie de сe criminel se mêle tout les jours à la nôtre. C'est un grand malheur pour notre pays. Pour moi, depuis que cet homme est au milieu de nous, je ne respire plus à l'aise. A toute heure du jour et de la nuit, j'ai l'appréhension d'une catastrophe dont l'un de nous sera peut-être la victime...
— “ Vous disiez donc, dit Charles Desforges au magistrat, que Sarrecave est absent de Keruel ?
— “ Oui, à l'heure qu'il est, Sarrecave n'est pas de retour. Je viens de m'en assurer. A Lorient, faute de la plus petite preuve contre lui, le juge avait dû le relâcher. C'est de Lorient qu'il vint à Quimperlé. Il y a passé la journée ; et il est probable qu'il ne tardera pas à revenir ici.
— “ Moi aussi, mon vieil ami, reprit Charles, j'ai à vous confier des choses déconcertantes. L'émotion que j'éprouve m'étreint la gorge, et ce que je viens d'apprendre de votre bouche augmente encore mon inquiétude. J'hésitais à vous dévoiler l'événement dont vous me voyez terrifié. Mais, tout en vous faisant cette révélation, j'exige de vous la promesse formelle, pour le moment du moins, de garder le secret pour vous, et de ne pas vous occuper de cette affaire à titre officiel.
—“ Je vous écoute, monsieur Charles, dit le juge, profondément attristé. Ainsi que je vous le disais tout à l'heure, je ne m'attends plus ici qu'à de graves nouvelles. Je garderai votre secret. Parlez donc en toute confiance, et je serai trop heureux, en recevant votre confidence, de diminuer votre chagrin de moitié, en en prenant ma part.”
Charles, alors, baissant la voix, de crainte que la moindre parole n'allât porter l'inquiétude dans le coeur de sa femme, si prompte à s'évanouir, Charles fit au juge de paix le récit de l'attentat auquel il venait d'échapper.
Pendant qu'il parlait, le vieillard essayait de cacher son angoisse. Mais malgré lui, les larmes coulaient le long de ses joues, et tout son corps était secoué de frissons d'épouvante.
Et quand Charles eut fini : « Oui, mon pauvre enfant, s'écria le juge en se levant, Sarrecave est évidemment le seul homme qu'on puisse soupçonner. Il n'est pas possible que vous ayez, dans le pays, un autre ennemi que ce scélérat. Mais, encore une fois, je suis convaincu que Sarrecave n'est pas à Kéruel, et qu'il ne pouvait pas être, il y a une demi-heure, dans la grande avenue de la Châtaigneraie. Alors que penser ? C'est là une terrible incertitude. Cependant ne perdons pas ici notre temps en conjectures inutiles. Je vous quitte. Faites-moi accompagner au bourg par un de vos domestiques. Et demain, soyons prêts, à l'heure convenue, pour nous rendre à Quimperlé.
Le vieux juge de paix prit congé du châtelain, qui le fit reconduire en voiture jusqu'au bourg. Arrivé là, le brave homme qui, en route, avait réfléchi, se décida à voir le brigadier de gendarmerie.
Fidèle à sa promesse, il ne révéla pas à celui-ci la tentative criminelle dont Charles Desforges avait failli être victime.
Il lui demanda seulement de faire partir immédiatement pour Quimperlé un de ses gendarmes, afin de s'assurer, d'une façon précise, des faits et gestes de Sarrecave durant la journée qui venait de s'écouler.
Le brigadier se fit un devoir d'exécuter les prescriptions du magistrat, et M. Jégo rentra chez lui, mortellement inquiet, et impatient de nouvelles pour le lendemain.


XIV. — AFFAIRE TÉNÉBREUSE

Charles Desforges, aussi, était inquiet malgré tout ce qu'avait pu lui dire le juge de paix de l'absence réelle de Sarrecave, il ne lui était pas possible de jeter ses soupçons sur un autre que lui.
Quelle perspective, alors ! Quel avenir !
Vivre constamment, nuit et jour, à côté d'un bandit qui, malgré toutes les présomptions accumulées contre lui, ne pouvait pas, en somme, être inquiété dans sa liberté, tant que sa culpabilité, dans les drames de Lorient, n'eût pas été solidement établie.
Charles tremblait pour lui-même, et mille fois plus encore pour la bonne et innocente Catherine, toute désignée à la haine féroce de sa cousine Yvonne, et de son infernal mari.
Désormais donc, il était du devoir des hôtes de la Châtaigneraie de s'entourer et d'entourer le château des précautions les plus minutieuses. Aussi, après une nuit d'agitation et d'insomnie, Charles Desforges, levé avant le jour, sans rien dire toutefois à ses domestiques de l’évènement de la veille, leur donna des instructions précises pour la surveillance du château et de ses dépendances.
Il achevait d'en conférer avec son intendant, quand on lui annonça la visite de M. Jégo.
Le soleil se lève tard à la fin de Janvier: il faisait nuit encore.
Si M. Jégo se présentait au château à pareille heure, c'est qu'il avait, sans doute, des choses graves à communiquer.
“ Eh bien, lui dit Charles, en s'avançant pour lui serrer la main, vous avez donc déjà des nouvelles ?
—“ Oui, mon ami, répondit le magistrat, le gendarme, envoyé par nous à Quimperlé, était de retour ce matin à cinq heures. Il résulte des renseignements recueillis au parquet et au commissariat que Sarrecave a passé la journée d'hier à Quimperlé, et qu'il s'y trouve encore à l'heure qu'il est.
—“ C'est étrange, murmura le châtelain, c'est plus qu'étrange. Qui donc, alors, a pu se livrer sur moi à une tentative criminelle ? J e n'ai, autour de moi, que des amis, des compatriotes loyaux et bons qui me rendent en dévouement l'affection que je leur témoigne.
— “ Je dois ajouter, reprit le juge de paix, qu'il existe des doutes sur la présence de Sarrecave à Quimperlé durant toute la journée d'hier...
— “ Voyez-vous bien, mon vieil ami, s'écria Charles Desforges, il y a là un indice qui me donne à penser que mes soupçons à moi, contre Sarrecave, ne sont pas sans fondement. C'est douloureux à dire, et il est cruel d'avoir à soupçonner quelqu'un d'un crime. Mais puisqu'ici, il y a crime, puisqu'il y a un assassin à chercher et à découvrir, je préfère que ce soit Sarrecave, plutôt que tout autre...

(A suivre.)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 22 Déc - 8:20

- “Sarrecave, continua le magistrat, à partir du moment où il est descendu du train à Quimperlé, venant de Lorient, a passé presque tout son temps à l'hôtel où il séjourne d'habitude. Il y a déjeuné. Puis on l'a vu en compagnie de voyageurs, clients de l'hôtel, jusqu'à trois heures du soir. A sept heures, il mangeait à la table d'hôte, et, vers onze heures, il se couchait. Voilà les renseignements exacts apportés par le gendarme, qui n'est parti de Quimperlé qu'à trois heures et demi, ce matin. Au commissariat de Quimperlé, on est persuadé que Sarrecave n'a pas quitté la ville de toute la journée. Cependant, il y a une lacune à combler, entre trois heures de l'après-midi et sept heures du soir. Le commissaire me fait dire qu'il va diriger son enquête de ce côté, pour essayer d'éclairer ce point, qui reste obscur.
- “Oui, insista Charles Desforges, oui, mon vénérable ami, il sera facile de reconstituer l'existence de Sarrecave pendant la journée d'hier. Ce que vous venez de me dire jette déjà un peu de lumière sur le mystère qui nous enveloppe. Nous marchons vers la vérité ...
- “Puisque nous sommes là, dit alors le juge de paix, et puisque nous avons deux heures devant nous avant de partir pour Quimperlé, conduisez-moi donc sur les lieux, monsieur Charles. Ce sera toujours un commencement d'enquête, pour le cas très possible où nous serons obligés d'instruire officiellement cette enquête.”
Après quelque hésitation, Charles Desgorges sortit avec le magistrat, et le conduisit à l'endroit même de l'avenue où il avait essuyé, la veille, deux coups de feu, tirés à trente mètres de distance du sentier qu'il suivait pour se rendre au château. Or, ainsi qu'il le fit remarquer sur place au juge de paix, neuf fois sur dix, Charles Desforges prenait le sentier qui bordait le talus ; de telle sorte que si, la veille, il avait marché comme à son ordinaire, en suivant ce côté de l'avenue, on aurait pu tirer sur lui presque à bout portant.
Le jour était venu : un soleil pâle de fin de Janvier perçait cependant à travers les branches dégarnies de l'avenue. C'était de l'autre côté du talus qu'il fallait poursuivre la recherche de l'énigme.
“Et de quelle place précise sont partis les coups de feu ?” interrogea le juge.
Charles, traversant l'avenue dans toute sa largeur, conduisit M. Jégo au pied du talus, hérissé d'impénétrables broussailles : “C'est ici, lui dit le châtelain, qu'on a tiré sur moi”.
Après avoir expliqué au vieillard les efforts inutiles qu'il avait tentés pour se frayer un passage à travers les ronces et les épines du talus, Charles entraîna son compagnon à cent mètres plus bas, à un endroit où il y avait une large brèche, fermée par une barrière mobile. Là s'ouvrait une voie charretière, conduisant aux champs qui bordaient l'avenue.
Remontant alors jusqu'à l'endroit qu'avait indiqué Charles Desforges comme étant celui où avait du s'embusquer l'assassin, pour tirer sur lui, les deux enquêteurs furent très surpris de trouver à terre, parmi les feuilles sèches, et nullement caché, le fusil qui, évidemment, avait été, la veille, l'instrument du crime.
C'était une vieille arme, à crosse française, une ruine, datant d'un tiers de siècle au moins, ce qu'en termes de chasseur, nous appelons une rouillasse de braconnier. Ces armes, quelquefois, ne sont pas celles qui “portent” le moins bien.
Pourquoi ce fusil avait-il été abandonné à cette place, visible aux yeux du premier passant venu ? Était-ce une manœuvre destinée à dépister les recherches ? C'était probable.
Après avoir examiné le fusil, le juge de paix, au lieu d'emporter l'arme sur le champ, préféra la déposer provisoirement parmi les broussailles qui encombraient le bas du talus.
De la place où ils se trouvaient, un sentier à demi battu traversait un champ de haut genêt, conduisant, à quatre-vingts pas de là, à la route de Kéruel à Quimperlé.
A la rencontre de ce sentier avec la route, il y avait, là encore, une barrière. Et, contre la barrière, une petite maison de chaume, où une vieille femme, une veuve du nom de Marianne Jeannin, tenait auberge.
Charles Desforges et le juge ouvrirent la barrière et arrivèrent sur la route.
En les voyant, Marianne sortit de sa maison, et vint les saluer, d'un air inquiet et mystérieux qui ne lui était pas ordinaire.
Elle vivait surtout du produit d'un lopin de terre, qu'elle travaillait elle-même, ou, pour mieux dire, elle vivait surtout des libéralités de Charles Desforges, son propriétaire et son bienfaiteur.
“Monsieur Charles, lui dit tout de suite la pauvre vieille en l'abordant, j'avais tout justement l'intention d'aller vous voir ce matin. Depuis quarante ans que j'habite cette petite maison, je m'y plais beaucoup, et il me serait difficile de m'accoutumer à vivre ailleurs. Cependant, depuis une vingtaine de jours, je ne vis plus tranquille ; je ne sais pas ce qui se passe autour de moi, et comme je suis toute seule, un peu loin du bourg, je tremble de peur, surtout à l'approche de la nuit.
“Reprenez courage, ma bonne Marianne, lui dit Charles, nous trouverons bien le moyen de vous venir en aide dans votre isolement. J'ai souvent pensé qu'une maison de garde de plus autour du château, serait ici fort bien placée. Mais vous disiez donc que depuis une vingtaine de jours ...
“Oui, monsieur Charles, reprit la bonne femme, presque tous les jours, depuis le commencement de Janvier, je vois un homme que je ne connais pas, vêtu, cependant, à la mode du pays, c'est-à-dire vêtu de toile, guêtres de toile sur ses sabots, et sur sa tête un vieux chapeau de paille, comme Lannig ar Floc'h, le braconnier, qui porte un chapeau de paille, l'hiver comme l'été ...
“Alain Le Floc'h, interrompit le juge. Vous m'étonnez. Alain est un braconnier incorrigible, un flâneur qui n'aime qu'à courir les champs, au lieu de travailler. Mais il n'y a rien autre à dire de lui. Fainéant, oui ; mais pas méchant du tout.
“Bien sûr, monsieur le Juge, continua Marianne Jeannin. Je vous ai parlé de Lannic parce que son costume de toile et son chapeau de paille ressemblent à ceux de l'homme en question. Mais le rôdeur que j'observe depuis trois semaines, l'homme qui me fait peur, ce n'est pas Lannic. Et la preuve, c'est qu'hier, hier enfin, j'ai reconnu l'homme ! Et je sais à présent quel nom mettre sur sa figure.
“ Vous l'avez reconnu, Marianne ? s'écrièrent en même temps Charles Desforges et le juge de paix.

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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeSam 29 Déc - 9:34

- “Oui, dit la bonne femme, tous les jours, de la petite lucarne de mon grenier, d'où je vois tout ce qui peut se passer dans le champ de genêt, j'ai observé l'homme, sans qu'il pût sans douter. C'est toujours vers les quatre heures du soir, un peu avant la nuit, que je le voyais se glisser à travers le genêt, jusqu'au talus, en face de ma maison. Il y avait des jours où il ne venait pas, et, même, depuis trois jours, je ne l'ai pas revu. Mais, trois jours sur quatre, à la même heure à peu près, il était à son poste, et n'en sortait qu'à la nuit. Je ne pouvais guère le voir, dès que la nuit était venue. Mais, redescendue dans ma cuisine, ma porte bien close à double tour, je restais aux écoutes, et je faisais de mon mieux, derrière mes volets, pour savoir ce que devenait mon rôdeur. Hier soir, enfin ...
- “Hier soir, reprit Charles Desforges qui voyait la bonne femme s'arrêter, plus émue peut-être de l'inquiétude de ses deux interlocuteurs que de son angoisse à elle-même. Hier soir, dites-vous ?
- “Oui, hier, j'ai tout vu ; car il faisait à peine brun de nuit quand, après avoir entendu deux coups de fusil du côté de l'avenue, je vis l'homme traverser très rapidement le champ de genêt, se dirigeant vers la barrière, qui touche à ma maison. D'un bond, il fut sur la route ; il passa alors tout près de ma fenêtre, et disparut, marchant vers le Moustoir, vers Quimperlé. Il allait très vite, baissant la tête, et je l'entendis souffler, quand il passa à trois pas de moi. Et c'est alors, malgré toutes les précautions qu'il prenait, pour se cacher, que je pus le reconnaître : l'homme à la veste de toile et au chapeau de paille n'était autre que Sarrecave, le mari de la Flécher.”


XV. - OU L'ON RETROUVE M. FRAÎCHE

Charles Desforges et son vieil ami, le juge de paix, arrivèrent à Quimperlé vers onze heures.
Comme ils pénétraient dans la cour de l'hôtel Racine, ils n'aperçurent pas, derrière les rideaux de l'estaminet, la figure d'un personnage qui les observait avec une singulière attention.
Sarrecave, car c'était lui, semblait les attendre. L'attentat de la veille, manqué par sa maladresse, avait certainement produit sur Charles Desforges une violente émotion, à la suite de laquelle il avait dû, tout au moins, prendre des précautions pour l'avenir. Sarrecave devinait ce qui s'était passé entre le châtelain et le juge de paix.
Commencement d'enquête, plainte et visite au Procureur de Quimperlé. Sarrecave voyait tout cela, limpide et clair, comme dans un livre. Depuis le matin, il était donc resté en observation, décidé à en finir avec une situation qui l'obligeait, sous peine d'être arrêté, à quitter le pays le jour même.
Mais, avant d'abandonner la partie, avant de quitter Kéruel, l'esprit du mal dont il était possédé lui avait suggéré un plan d'infernale vengeance qu'il s'agissait de mettre à exécution sur le champ, à la condition, toutefois, qu'il fût un peu aidé par les circonstances.
L'arrivée de Charles Desforges et de M. Jégo à Quimperlé lui permettait de compter sur un répit de quelques heures. Rapidement, il règla sa note à l'hôtel, et se fit conduire, par une voiture de louage, retenue depuis le matin, jusqu'à l'embranchement de la route de Kéruel et de la route du Faouet.
Là, il descendit, et franchit, en une demi-heure, la distance qui le séparait du bourg de Kéruel.
C'était bien Sarrecave, qui, déguisé en braconnier, s'était embusqué, presque tous les jours, dans les broussailles du talus de la grande avenue, pour assassiner Charles Desforges, presque à bout portant. Sarrecave connaissait les habitudes du châtelain ; soit en revenant de la chasse, soit à la suite d'une de ces visites presque quotidiennes au bourg, Charles Desforges, seul à l'ordinaire, regagnait son château, par la grande avenue, en suivant le sentier de droite.
Par miracle, la veille, il avait pris le sentier à gauche. Ce hasard providentiel l'avait sauvé.
La vengeance avait-elle inspiré à Sarrecave ce crime abominable ? Ou bien l'intérêt ? Charles Desforges mort, sa femme héritait, pour une bonne part, de son immense fortune. Et Catherine n'avait d'autre parent que sa cousine Yvonne, la femme de Sarrecave.
Après son mari, Catherine serait devenue la victime de Sarrecave. Tout cela, férocement imaginé, n'était sans doute pas d'une bien grande difficulté d'exécution. Mais l'assassin devait, cependant, se persuader que la justice se mêlerait un peu de ses affaires, et ne le laisserait pas jouir en paix du fruit de crimes si bien arrangés et combinés.
Maintenat, il y a, dans presque tous les crimes, une part d'insondable mystère où il est difficile de descendre, pour faire la lumière. Les cerveaux des grands criminels sont des cerveaux de “monstres”, c'est-à-dire d'êtres anormaux qui échappent à l'analyse des physiologistes les plus audacieux ; et, il faut le dire, dans ces cerveaux là, on le constate tous les jours, il y a souvent autant de bêtise que de méchanceté.
Une seule chose était sûre, dans tout ceci : Sarrecave, sans motif, d'ailleurs, haïssait Charles Desforges. C'était dans sa nature de poursuivre de sa haine les meilleures d'entre les créatures. Charles et Catherine, sa femme, étaient des âmes d'élite. Et, de plus, ils étaient les bienfaiteurs de Sarrecave. C'était une raison de plus pour leur faire du mal.
Sarrecave, en marchant rapidement sur la route de Kéruel, malgré l'extrême agitation qui semblait rouler du feu dans ses artères, mettait de l'ordre dans ses idées. Il y a de la méthode dans les actes d'un criminel de profession, tout comme dans le geste routinier des bureaucrates.
Ce qu'il avait à faire, dès son arrivée à Kéruel, était parfaitement réglé. La difficulté n'était pas là. En une demi-heure, il en aurait fini ; mais cette demi-heure passée, il fallait songer à fuir, à dépister les gendarmes qui, peut-être à cette heure, étaient à sa poursuite. Il ne s'agissait pas seulement de quitter le pays, l'arrondissement de Quimperlé ; son plan était de gagner l'Angleterre, où il avait toute une affiliation d'amis qui l'attendait. Plus tard, à la première bonne occasion, il reviendrait dans le pays breton, où il avait, à Kéruel surtout, et à la Châtaigneraie, des projets grandioses à réaliser.
Sarrecave avait, sur lui, des sommes importantes, qui lui permettaient de voyager à son aise, par les voies rapides. En quittant Kéruel, au lieu de prendre la route de Paris, où, sans doute, la justice allait exercer sa surveillance, Sarrecave devait gagner Saint-Brieuc ou le port du Légué, bien connu de lui, lui réservait les plus faciles ressources pour se rendre aux îles anglaises, et, mieux encore, en Angleterre.
Ce redoutable bandit, aux heures angoissantes où sa liberté et sa vie étaient en danger, avait, pour le tirer d'affaire, une lucidité d'esprit étonnante : et, à le voir, plein d'audace et de sang-froid, se mouvoir dans le champ limité qu'il lui fallait franchir pour échapper aux poursuites de la justice, on eût dit qu'il mettait une certaine coquetterie à ne pas trop se presser, comme un Vautrin classique, sûr de lui-même.

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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeMar 1 Jan - 9:53

Pour le moment, il le savait, rien n'était à craindre.
Charles Desforges et le juge de paix ne rentreraient pas à Kéruel avant trois ou quatre heures de l'après-midi.
Sarrecave avait du temps devant lui. En arrivant à Kéruel, il interrogea sa femme, rapidement, sur un ton d'autorité auquel Yvonne était habituée. Avec Sarrecave, Yvonne ne s'étonnait de rien. Elle le savait un homme supérieur. C'était un artiste du crime pour lequel elle éprouvait un sentiment mêlé de crainte, de respect, et d'admiration.
L'auberge de Pennaguer était paisible, et sans le moindre client à l'heure où Sarrecave y pénétra.
Une seule chose pouvait inquiéter Sarrecave, c'était la présence du bonhomme Fraîche.
“Le vieux est-il là ?” Telle fut la première question posée à Yvonne par Sarrecave.
“A la chasse”, répondit laconiquement la mégère.
“De quel côté ?” reprit Sarrecave.
“Saint Thurien.
“Tout va bien alors, dit le fonctionnaire révoqué. Nous n'avons pas une minute à perdre. Éloigne la bonne pour une heure ou deux. Et va chez la voisine pour t'enquérir si sa petite fille, Lizik, est à la maison. Si tu la trouves, amènes-la moi ici, et reviens à la minute.”
La petite Louise, fille d'une pauvre voisine dont la maison était vis-à-vis de l'auberge, avait une douzaine d'années. On l'employait souvent pour des commissions, dont l'enfant s'acquittait avec diligence et discrétion.
Sarrecave profita de l'absence de sa femme pour monter dans sa chambre, où l'appelait sans doute quelque détail urgent à régler avant son départ. Il s'était bien gardé de dire à sa femme que, dans une demi-heure, il allait courir le grand chemin. Il avait bien l'intention de la laisser se débrouiller comme elle pourrait avec la justice. Le sort d'Yvonne, l'avenir d'Yvonne l'inquiétaient fort peu.
De plus, comme il était à prévoir que sa femme, quoique nullement coupable encore, ne tarderait pas à être écrouée, Sarrecave vida tous les tiroirs, et s'empara prudemment de la bourse commune. Les grands voyages exigent de grandes ressources : et Sarrecave, bien muni d'argent, ne doutait de rien : le mot impossible était rayé de son dictionnaire.
Yvonne rentra bientôt, accompagnée de la petite fille.
Sarrecave mit d'abord dans la main de l'enfant une belle piève de vingt sous toute neuve, et lui dit :
“Ma mignonne, tu vas aller bien vite au château ; et tu demanderas à parler à la bonne dame ; et quand la dame sera venue près de toi, tu lui diras : “Madame Desforges, venez bien vite à l'auberge de Pennaguer ; le pauvre monsieur Fraîche est bien malade, et il vous supplie de venir le voir tout de suite.”
Ce fut une grosse émotion pour la bonne Catherine d'apprendre de la bouche de cette petite que son grand ami, monsieur Fraîche, était bien malade. En toute hâte, elle s'habilla sommairement pour sortir, et prit, avec l'enfant, le chemin du bourg.
Tout en marchant le long de la grande avenue, madame Desforges interrogea la petite Lizig sur la maladie du bonhomme. Mais Lizic ne savait rien d'autre que ce qu'on lui avait dit.
Arrivée devant la maison de Pennanguer, l'enfant prit congé de la bonne dame, et rentra dans la chaumière, où sa mère l'attendait. Madame Desforges était déjà dans la grande cuisine des Flécher.
Très fière, en retrouvant sa mère, la petite Lizig lui remit la pièce de vingt sous qu'elle avait reçu de Sarrecave ; et, là-dessus, sa mère l'interrogea. La commission dont Sarrecave avait chargé l'enfant était toute simple, et il n'y avait rien à dire, si ce n'est qu'il était fâcheux que le père Fraîche fût sérieusement malade. Car le bonhomme était aimé de tout le monde, dans le bourg, particulièrement des enfants et des pauvres gens.
Mais quel fut l'étonnement de la pauvre femme, deux minutes après le retour de la petite Lizig, quand elle vit passer devant sa porte monsieur Fraîche, revenant de la chasse, toujours suivi de sa bonne chienne, la fidèle Diane !
Monsieur Fraîche n'était plus qu'à quelques pas de l'auberge de Pennanguer. La mère de Lizig l'arrêta.
“Eh quoi donc, monsieur Fraîche, lui dit-elle, très émue, vous n'êtes pas malade sur votre lit ?
“Je n'ai jamais été mieux portant, lui répondit le chasseur, que me dites-vous là ?
“O mon Dieu, reprit la pauvre femme, je vois qu'il y a ici quelque chose d'extraordinaire, et quand je pense à celui-là, dit-elle en montrant l'auberge de Pennanguer, où Sarrecave régnait en maître détesté, je crains un grand malheur. Rentrez vite à l'auberge monsieur Fraîche, et Dieu veuille que vous arriviez à temps. La dame du château est là : on l'a attiré chez les Flécher, en lui disant que vous étiez bien malade ...
Mais, déjà, le malheureux ami des Desforges s'était précipité vers la maison dont il était encore le pensionnaire. Il avait compris le sens des paroles rapides échangées entre lui et la mère de Lizig.
Un drame devait se passer là, en ce moment même, dont la victime était Catherine, livrée, sans défense, aux mains d'un bourreau comme Sarrecave.
Un piège abominable avait été tendu à la plus innocente des créatures par le plus terrible des bandits ; et c'était son nom à lui dont Sarrecave s'était servi pour attirer sa meilleure amie, sa bienfaitrice dans “la maison du crime.”
Monsieur Fraîche, tout frémissant d'angoisse et de terreur, se jeta littéralement sur la porte d'entrée, donnant sur la place, et voulut l'ouvrir. Elle était solidement fermée, et verrouillée.
Alors, il fit le tour, par la route conduisant au moustoir ; il y avait là une cour, dont la porte à double battant était toujours ouverte. Cette porte, comme la porte d'entrée, était fermée.
Fou de chagrin, d'autant plus inquiet que le fait de s'être enfermé dans sa maison indiquait bien chez Sarrecave des intentions criminelles, M. Fraîche ne savait plus quel parti prendre. Crier, ameuter la population du bourg, tout cela eût demandé du temps ; et ici, il ne s'agissait pas de minutes, mais de secondes ...
Tout à coup, l'idée lui vint qu'au-delà de la porte cochère s'ouvrant sur la cour, il y avait une crèche, dont la porte basse, laissant passer les vaches au retour du pâturage, pouvait être ouverte. Il ne se trompait pas.
M. Fraîche traversa rapidement la crèche, traversa la cour dans toute sa longueur, et arriva au pied d'un mauvais perron de cinq ou six marches au haut duquel était la porte par où, dans la cour, on pénétrait dans la maison.
Sarrecave avait jugé inutile de s'enfermer de ce côté. M. Fraîche ouvrit cette porte, et, en deux bonds, se trouva au milieu du magasin. Il n'y avait là personne. C'était dans la cuisine que se passait la scène redoutable qui, jusque là, n'avait eu pour acteurs que Sarrecave, sa femme, et la malheureuse Catherine.
M. Fraîche arriverait-il à temps ?

(à suivre)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeVen 4 Jan - 6:15

XVI – LE CRIME

Madame Desforges, en quittant la petite Lizig, s'était hâtée d'entrer dans l'auberge de Pennanguer, inquiète de savoir à quel point pouvait être malade son grand ami, monsieur Fraîche.
Elle fut reçue dans la grande cuisine par Yvonne et par Sarrecave.
Dès son arrivée, la bonne Catherine ne s'aperçut pas que Sarrecave, dont le teint blême avait quelque chose d'effrayant, s'était empressé de fermer la porte au verrou, derrière elle. Yvonne faisait des efforts visibles pour montrer bon visage à sa parente ; mais son agitation, sa nervosité, ses yeux inquiets trahissaient le trouble et, disons-le, la terreur où venait de la plonger les révélations de son mari.
Quels étaient, au juste, les projets de Sarrecave ? Celui-ci avait-il tout dit, à Yvonne, de ses sinistres intentions ? “Tu ne la tueras pas, au moins ?” avait-elle dit à Sarrevave, quand le féroce bandit lui avait à moitié expliqué pourquoi il attirait Catherine dans un piège.
Sarrecave, à cette question, l'avait rassurée d'un geste équivoque, qui ne laissa pas Yvonne sans inquiétude. Yvonne était dépravée et mauvaise, sans doute ; mais de là à prêter les mains à un assassinat il y avait loin. Elle n'avait pas encore assez vécu auprès de Sarrecave pour en arriver à autoriser, par sa complicité, chez elle, sous ses yeux, le plus lâche des attentats.
“Le pauvre monsieur Fraîche est donc malade ?” avait dit, en entrant, madame Desforges.
“Oui, sans doute, avait répondu Sarrecave, en avançant un siège, prenez la peine de vous asseoir.
“Non, non, reprit Catherine, il me tarde de voir mon pauvre malade, afin de savoir quelles mesures il faut prendre, et surtout s'il ne serait pas urgent d'appeler le médecin.
Sarrecave, qui était pressé, Sarrecave qui savait n'avoir plus que quelques heures devant lui pour échapper à l'étreinte de la justice, ne se donna plus la peine de cacher ses intentions criminelles. Affreusement pâle, les yeux illuminés d'une sorte de joie cruelle, Sarrecave s'avança tout contre le visage de madame Desforges, restée debout au milieu de la vaste cuisine.
“Ah! tu crois, s'écria-t-il, en lui mettant le poing à toucher ses lèvres, ah ! tu crois, espèce de pauvresse déguisée en grande dame, que je t'ai fais venir ici pour ce vieil imbécile de noblaillon, à qui tu fais le catéchisme ?
“Yvonne ! s'écria l'infortunée jeune femme, en joignant les mains vers sa cousine, ayez pitié de moi !
“Moi, pitié de toi, princesse de basse-cour, qui, il y a trois mois à peine, lavait les planchers dans ma maison ? lui répondit Yvonne.
“O mon Dieu, implora Catherine, vous, mon Dieu, prenez pitié de moi, je suis abandonnée de tous.
“Oui, abandonnée, tu peux le dire, reprit Sarrecave. Il n'est pas là, ton joli mari, pour te défendre ! Il est loin d'ici, avec son vieux ramolli de juge de paix ; personne ! Tu n'as personne autour de toi, pas même le père Fraîche qui court les champs, à cette heure, avec sa fameuse chienne, chercheuse d'écureuils.”
Cependant, l'attitude de Sarrecave, dans une progression rapide, devenait inquiétante, même aux yeux de sa femme. Yvonne, il faut se hâter de le dire, était animée, à l'égard de sa cousine, d'une âpre et mauvaise jalousie ; elle lui voulait beaucoup de mal ; mais quand elle crut s'apercevoir que son mari allait se porter sur Catherine aux dernières extrèmités, elle rentra, pour ainsi dire, en possession d'elle-même ; sa fureur contre la victime tomba ; et, par un revirement singulier chez une telle mégère, affolée par la crainte d'un crime qu'elle voyait imminent, elle entra brusquement en lutte avec le bourreau de Catherine.
Sarrecave, tout d'abord étonné de ce changement d'allures, qui contrastait avec la dureté des paroles que sa femme venait de jeter au visage de madame Desforges, ne s'en inquiéta pas davantage.
D'ailleurs, le temps pressait, et il fallait en finir. Insultée cruellement, sauvagement par le bandit, la pauvre Catherine tremblait de tous ses membres, et n'avait même pas la force de crier, d'appeler au secours.
Et, tout d'un coup, sans pitié pour cette belle créature dont tous les gestes, dont tous les regards demandaient grâce, Sarrecave la frappa brutalement au visage.
Alors Yvonne ne se contint plus : “Monstre ! cria-t-elle à son mari, je te défends de frapper, entends-tu ? C'est ma parente, et je ne veux pas que tu mettes la main sur elle !” Et en disant ces mots, Yvonne, aussi vigoureuse que pouvait l'être Sarrecave, s'attacha à son bras, pour l'éloigner de Catherine.
Exaspéré par cette intervention inattendue de sa femme, Sarrecave, écumant de rage, se débarrassa d'Yvonne pour un moment, et revenant sur madame Desforges, d'un coup de pied dans le ventre, il l'envoya rouler sur le parquet.
Catherine, inanimée, ne bougea plus.
“Assassin, tu l'as tuée,”s'écria Yvonne, en se précipitant au secours de sa parente.
Mais Sarrecave, décidé à tout, ne lui en laissa pas le temps. Il saisit sur la table une barre de fer qu'il avait déposée là à l'avance, et qu'il avait arrachée à une porte vermoulue, abandonnée dans la cour. Comme Yvonne se baissait pour donner des soins à sa cousine, d'un coup terrible de sa barre de fer, il étendit sa femme, raide-morte, à côté de madame Desforges.
Celle-ci, toujours sans mouvement, semblait morte elle-même.
Sarrecave, sans s'arrêter, releva la barre de fer, pour achever la pauvre Catherine.
A ce moment, M. Fraîche se jetait sur la porte qui donnait du magasin sur la cuisine. Cette porte, aussi, était fermée, et M. Fraîche fit un effort inutile pour l'ouvrir. Mais, par un hasard providentiel, Sarrecave, quelques semaines auparavant, dans le but, sans doute, d'exercer, sans être vu, sa surveillance sur les clients de l'auberge, avait fait subir à cette porte une légère modification. Il y avait pratiqué un judas en losange, fermé par une vitre.
Par cette vitre, M. Fraîche avait pu voir ce qui se passait à quelques pas de lui, au milieu de la grande cuisine.
Il venait de voir Yvonne tomber, la tête fracassée, sur le plancher ; madame Desforges, gisante à côté d'elle, ne donnait nul signe de vie.
M. Fraîche jeta un cri terrible quand il vit Sarrecave, après avoir tué sa femme, lever la barre de fer pour écraser la tête de madame Desforges. Et, tout en jetant ce cri, prompt comme l'éclair, M. Fraîche, à travers le judas qui lui laissait voir toute cette horrible scène, épaula son fusil, et fit feu sur Sarrecave.
Frappé, à bout portant, dans le dos, où la charge de plomb fit balle, le bandit tomba, à son tour, mort sur le coup.

(à suivre)
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MessageSujet: Re: Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader   Digne de son bonheur, de Frédéric Le Guyader Icon_minitimeDim 6 Jan - 6:17

Le cri de M. Fraîche, suivi d'une détonation, avait bientôt attiré l'attention des voisins, d'autant plus que la mère de la petite Lizig, dont l'effroi avait redoublé quand elle avait vu M. Fraîche essayer, inutilement, d'ouvrir la porte d'entrée de l'auberge, avait arrêté quelques passants pour leur faire part de ses inquiétudes.
Et, après le coup de feu tiré dans la maison, en un instant, on était accouru de tous les côtés, les gendarmes des premiers. Les portes étant verrouillées à l'intérieur, la mère de Lizig, qui avait vu M. Fraîche entrer par la porte de l'étable, dirigea les gendarmes de ce côté ; et, une minute après, les gendarmes, et la foule après eux, envahissaient l'auberge de Pennanguer.

Il ne fut pas difficile d'enfoncer la porte de la cuisine, et de pénétrer dans la pièce où venait de se passer ce terrible drame.
Malgré l'extraordinaire émotion qui l'agitait, M. Fraîche, sans se préoccuper de Sarrecave, dont le corps gisait dans une mare de sang, se précipita vers madame Desforges, qu'il releva avec l'aide de deux religieuses de la Communauté. Car, déjà, toute la population du bourg était accourue sur le lieu du crime.
Madame Desforges, qui n'avait pas repris connaissance, fut transportée rapidement à la communauté. L'inquiétude était à son comble autour d'elle, car ses mains, son visage, ses vêtements étaient couverts de sang ; et M. Fraîche, lui-même, qui n'avait assisté qu'à la dernière phase du drame, ignorait que ce sang était celui de Sarrecave, et non celui de la pauvre Catherine.
M. Fraîche, cependant, avait considéré, comme urgent avant tout, le transport de madame Desforges hors de la maison maudite, afin que, dans le cas où elle reprendrait ses sens elle n'eût pas sous les yeux l'effrayant spectacle que présentait la salle d'auberge de la maison des Flécher. Le bruit courait, d'ailleurs, parmi la foule, que la bonne dame Desforges avait été tuée, et qu'elle était morte, tout comme Yvonne et Sarrecave. En réalité, elle n'était qu'évanouie. Aussi, quand, après quelques instants, ranimée par les soins des religieuses, Catherine ouvrit les yeux, M. Fraîche ne put contenir son émotion ; il tomba à genoux au pied du lit où reposait madame Desforges, et il éclata en sanglots.

A ce moment, une voiture à deux chevaux, lancée au galop, faisait irruption sur la place de Kéruel. Charles Desforges en descendit, accompagné du juge de paix et du procureur de Quimperlé.
En effet, le séjour à Quimperlé de Charles Desforges n'avait pas été de longue durée. Quelques moments après son arrivée à l'hôtel Racine, le châtelain de Kéruel avait reçu la visite du commissaire de police qui, depuis le matin, l'attendait. Par l'intermédiaire de ce magistrat, le procureur priait Charles Desforges de passer le plus tôt possible dans son cabinet, pour affaire extrêmement urgente.
Charles, accompagné du juge de paix, se rendit donc immédiatement chez le Procureur.
“Messieurs, leur dit celui-ci, en les recevant debout, car il n'y avait pas une minute à perdre, je viens de prendre congé de mon collègue de Lorient, et du juge d'instruction de cette ville. Nous avons désormais entre les mains les preuves les plus complètes de la culpabilité de Sarrecave dans les deux assassinats commis à Lorient depuis peu. Sarrecave est, en ce moment, à Quimperlé ; j'ai donné l'ordre de le rechercher, et de l'écrouer. Nous ne tarderons pas à être rassurés à cet égard ...”
A l'instant même où le procureur prononçait ces paroles, le lieutenant de gendarmerie entrait dans son cabinet, pour lui annoncer qu'au moment où l'on allait mettre la main sur Sarrecave, celui-ci venait de partir, dans une voiture de louage, pour se rendre, sans doute, à Kéruel.
Ce départ compliquait un peu la situation. Cependant, sans trop s'en inquiéter, Le Procureur, après avoir donné des instructions au lieutenant de gendarmerie, décida qu'il fallait partir, sans désemparer, dans la direction qu'avait prise Sarrecave ; et c'est ainsi que, précédé par l'officier commandant les brigades de l'arrondissement, le procureur, avec Charles Desforges, et grâce aux excellents chevaux de celui-ci, arriva au bourg de Kéruel moins d'une heure après Sarrecave.
Malgré toute sa diligence, il arrivait trop tard. Le drame effroyable, qui venait d'ensanglanter l'auberge de Pennaguer, était accompli.
Mais, par miracle, madame Desforges avait échappé au piège préparé pour elle. Elle avait été sauvée par son vieil ami, par cet excellent homme qu'elle avait rendu elle-même à la santé, et à la raison. M. Fraîche, debout à présent près du lit où la bonne Catherine avait été transportée, eut la joie immense de voir promptement remise de sa terrible émotion, et des mauvais traitements qu'elle avait subis.
Que dire de l'angoisse dont fut étreint le cœur de Charles Desforges, quand il apprit le danger mortel qu'avait couru sa femme, entre les mains du plus sanguinaire des bandits ? Et quelle fut sa joie aussi, quand il retrouva Catherine sans la moindre blessure, et toute prête à le suivre, à pied, pour rentrer au château.

La bienfaitrice de Kéruel était sortie vivante de la maison du crime. Ce fut une fête pour le pays tout entier ; et pour le pays tout entier ce fut aussi une satisfaction sans mélange de savoir que, grâce au coup de fusil du bonhomme Fraîche, Sarrecave, la terreur de Kéruel, n'était plus à craindre.
Aussi, quand le Procureur quitta le bourg, et prit congé des châtelains de la Châtaigneraie, il pressa avec effusion les mains du père Fraîche, en lui disant :
“Grâce à vous, monsieur, un grand crime, un grand malheur a été évité ; et, en somme, en ôtant la vie à Sarrecave, vous n'avez fait que devancer l'oeuvre de la Justice.”

FIN
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