Il y a mille ans et plus, le marais du mont Saint-Michel entre Botmeur et Brasparts était couvert d'une épaisse forêt, si épaisse qu'une nuit éternelle régnait sous ces arbres étranges. Impénétrable comme un nouveau monde, cette forêt vierge avait pourtant en son milieu un superbe château ignoré du reste de l'Armorique habité par un seigneur païen, le baron de Botmeur. Son domaine était assez grand pour lui fournir ainsi qu'à ses valets une riche pitance. Jamais personne n'osait violer cette noire forêt. De plus un garde veillait en permanence sur le seul sentier qui conduisait au castel.
Un soir d'hiver, juste avant la tombée de la nuit, un pèlerin à la démarche légère et noble, la figure angélique et la chevelure d'or flottant dans la brise, ce pèlerin gravissait cet étroit sentier. L'archer, qui veillait sur le rempart, s'apprêtait à décocher un trait à ce noble visiteur sans armes. Un jeune homme, c'était un enfant, s'élança sur l'archer et arrêta la flèche.
« Que faites-vous, malheureux, s'écria l'archer ? Que dira notre maître ? Vous savez bien que tout mortel qui a vu ces tours doit mourir ! »
Déjà l'enfant était descendu à la rencontre de l'étranger.
« Arrêtez, lui dit-il, disparaissez, il y va de votre vie !
« Je ne crains rien, dit le voyageur, Jésus me protège !
« Jésus, reprit l'enfant, quel joli nom. Et que veut-il donc dire ?
« Salut, bonheur et bénédiction éternelle !
« C'est beau comme votre visage mais fuyez je vous en conjure. Si mon maître nous surprenait, ce serait fini de nous deux !
« Un serviteur de Dieu ne fuit jamais ! Il ne craint pas les pièges du démon !
« Qu'est-ce donc encore que le démon ?
« C'est l'ennemi du genre humain. C'est le mal, se ruant sur les hommes avec ses pieds fourchus et ses ongles de fer. C'est la colère avec l'écume aux lèvres et des dents de loup prêtes à tout déchirer.
« C'est affreux, s'écria le gamin, mais cela ressemble beaucoup à Arvaro, le majordome du château. C'est lui qui dirige à son gré le sire de Botmeur...
Au même instant, la porte du château s'ouvrit, laissant passer le châtelain suivi de ses compagnons dont Arvavo. A la vue du visiteur, ce dernier se mit à frissonner si fort qu'on entendit claquer ses os.
« Qu'avez-vous donc, lui demanda le sire de Botmeur ?
« Rien, c'est le vent qui remue les branches mortes ou le pont-levis qui craque sous nos pas !
« Certes non, reprit le seigneur de Botmeur, c'est votre carcasse qui tremble ! Mais qui est cet imprudent et pourquoi n'est-il pas déjà mort ?
« Je demande simplement, coupa l'étranger, d'élever dans votre château un oratoire où les bons prieront et où toi-même, orgueilleux baron, viendras arroser les dalles de tes larmes !
D'abord surpris, le sire se ressaisit:
« Puisqu'il veut rester avec nous, jetez-le dans un profond cachot. Et que demain, cet audacieux nous serve de bête à chasser ! Notre jeune serviteur qui a su protéger cet étranger excitera mes limiers !
Le lendemain, au petit jour, le prisonnier fut lâché en forêt et la chasse, digne de l'enfer, commença.
« Tayaut, tayaut, lançait l'affreux Arvaro, mais l'étranger courait comme un daim dans les bois, volait comme un oiseau au-dessus des ravins. Les chiens s'essoufflaient, les cors faiblissaient et le cheval du baron s'effondra. Arvaro le prit en croupe et continua avec rage la poursuite infernale.
Déjà, ils sortaient de la forêt, et escaladaient sans s'en rendre compte les sinistres montagnes.
Au sommet, le fugitif s'arrêta net.
Les horribles poursuivants le virent alors déployer ses ailes.
Le cheval d'Arvaro s'abattit à son tour.
Quand le sire de Botmeur revint à lui, il découvrit un étrange spectacle: l'étranger s'était transformé en un splendide ange blanc, à la place d'Arvaro et de son cheval, quelques cendres fumaient encore et, dans la vallée, l'épaisse forêt avait disparu faisant place à une lande roussie, parsemée de noires tourbières.
L'ange dit d'une voix douce :
« C'est ici que tu voulais faire sonner la fanfare de ma mort, et c'est ici que tu feras pénitence ! Dieu te pardonnera.
Aujourd'hui, à l'endroit même où s'était volatilisé Arvaro, se dresse la chapelle de Saint-Michel-de-Brasparts.
Le petit serviteur du château qui avait sauvé le visiteur devint moine et ermite, et passa le reste de sa vie à honorer son saint patron.
Merci à Guy Pouliquen qui m'a transmis ce joli conte ...