Au moment où deux éditeurs rééditent l'œuvre de Xavier Gall, poète « écorché » s'il en fut, mais tellement fier de son identité et passionné de la Bretagne, il me paraît intéressant de redécouvrir ce poème publié à l'origine dans le Télégramme et repris ensuite dans l'un de ses derniers recueils (Genèse, et derniers poèmes, 1982, Calligrammes)..
(portrait de Xavier Grall par Marcel Gonzales, 1981)
Xavier Grall était un passionné des Monts d'Arrée. Dans une lettre à Glenmor, en 1976, il écrit:
« ... Comme j'aime nos monts... Il n'eût tenu qu'à moi, je me serais retiré dans cette région où l'âme de la Bretagne semble s'être retirée, où elle se cache dans d'admirables masures elle-mêmes cachées dans le recourbement des talus, où les purins sont noirs, pour ainsi dire charnels, forts et comme orgueilleux, où les talus murmurent des secrets, et les ruines des plaintes sous les lierres. E, tout c'est un mélange de robustesse et de douceur, et toujours ces monts comme une hantise d'ailleurs et des grands paradis. Pierres, caillasses, ardoises, chemins qui vont entre les landes et les prés vers les sources sous les herbes.
Je sais: c'était naguère le pays des pilhaouers, des truands, des bandits. La stérilité des tourbes, l'avarice de la terre ne leur donnaient pas d'autre alternative. C'était aussi la région des bardes. Ils erraient tous sous les nuages errants, caressants. J'imagine leurs joies et leurs plaisirs, sous les plafonds bas, dans ces petites fermes sombres, d'une architecture admirable, comme seuls les pauvres peuples peuvent inventer parce qu'ils sont bien obligés de compter avec le peu qu'ils possèdent: l'ardoise bleue noire, le schiste, le chêne. Mais ils savaient aussi les fureurs des vents, et les pluies, l'opiniâtreté des pluies (....)
Et quand ces types farouches s'en revenaient à leurs feux, ils devaient s'en dire des histoires et s'inventer des légendes! Et quels amours sauvages! Et quelles danses! Et quelles fêtes! (...) » (in »Kan Ha Diskan, Coop Breizh, 2007).
Les déments sont d'abord un cri de désespoir : la fin d'une civilisation en voie d'extinction, d'une génération condamnée par le progrès et les industries.; mais ces mots sont aussi révolte contre la soumission et la mort, colère contre cet abandon programmé où le breton aliéné ne fait plus que subir....
« On ne naît pas Breton, on le devient, à l'écoute du vent, du chant des branches, du chant des hommes et de la mer »: Grall est incontestablement « devenu » breton et sa gwerz est bien à l'image de cette Bretagne rude et légendaire chantée par les Anciens...
Par les chemins noirs
De l'Arrée
Où vont-ils les déments?
Ils poussent des troupeaux souillés
Dans les vallons de tourbes
Et dans leurs caboches molles
Des cloches d'airain cognent
Des glas épouvantables
Et de torrides effrois
On les voit les déments du côté de Commana
De Botmeur et de Brasparts
Leur panse pourrie de cidres amers
Et de vinasses violettes
Effrayant les corneilles
Que les épouvantails angoissent
Ils bavent les déments comme des gargouilles
Des jurons fatidiques
Entre de hargneuses malédictions
Déments
Démons
Abandonnés
Boulimiques
Éthyliques
Ils trainent leur lourd célibat
Dans les hameaux sans femme
Nulle flamme ne brûle leur cœur
Nulle épouse n'attend leur pas
Ils vont dans leur propre pays
Comme des relégués et des maudits
Leurs guenilles griffées par les ronces
L'œil mi-clos la bouche torve
Ils s'impatientent d'une vie trop longue
Dans la pluvieuse misère des Monts d'Arrée
Effarés
Oubliés
Damnés
De rares souvenirs parfois illuminent
Leur mémoire rabougrie
Ils songent aux jours anciens
Des avoines et des luzernes
Aux grandes faux lumineuses
Dans le golfe des hautes herbes,
Aux moissons triomphales, ils rêvent
Dans les étés criblés d'hirondelles
Au Jabadao, à l'an-dro des fêtes de nuit
Ils songent aux truites rieuses et aux rivières
Aux plaisirs des bretonnes enfances
Parmi les ogives, les chênes et les hêtres
Et parfois raclant des colères
Sur leurs derniers chicots
Ces crapauds humiliés de l'ère industrielle
Crachent des venins dans les coquelicots
Ivrognes
Sourds
Lourds
Cramoisis
Les déments de l'Arrée sans descendance
Éteignent les vieux clans campagnards
Des gerbes et des meules
Ils ont refusé l'exil, l'usine et l'encan
Et la vie qui marche a piétiné leur raison
Leur laissant le quignon la soif et la misère
Et les grands chiens galeux des désastres fermiers
Lèchent leurs pieds jaunes sous les tables rondes
Par les chemins noirs
de l'Arrée
Où vont-ils les déments
A quel orme
Pour quel suicide?
Seuls ils rient tels des idiots
Des choses de la vie et des grimaces de la mort
Et l'aube bondissante les trouve ainsi
Affalés dans leur fêlure mentale
La soif des gnôles meurtrières et flamboyantes
Reprend alors leur esprit solitaire
Et c'est en titubant
A Botmeur Commana et Brasparts
Qu'ils arpentent les chemins du néant
Face à la haine des pierres et au cynisme des ifs
Nos déments, nos semblables, nos frères ...
***
“J'aimerais partir le jour premier du printemps / dans les doux plis de la mort primevère / Sur ma tombe, non pas la sculpture des gémissements / mais le ruissellement des harpes caressantes / non pas l'obsession des glas au bronze triste / mais le triomphe des sonneurs en bretonne parure / et la jubilation verte du houx sur ma croix dressée...”
Xavier Grall est parti au mois très noir du calendrier breton, dans la terre nue et triste, dans la bruine et le froid, mais nul doute que son âme l'a quitté “dans les doux plis de la mort primevère” avec l'espérance du retour du printemps...
Les ouvrages de Xavier Grall sont de nouveau disponibles en librairie ou peuvent être commandés aux éditions Ar Bed Keltiek ou Terres de Brumes....http://www.arbedkeltiek.com/galleg/rec_livres.asp?nom1=xavier+grall