Voici l'histoire du cheval égaré du Mont-Saint-Michel. Cette histoire, je l'ai entendue maintes fois et l'ai aussi transmise lors de promenades entre amis à la chapelle... Au hasard de mes lectures, je l'ai retrouvée , toujours aussi vivante, sous la plume de Léontine Drapier-Cadec, qui fut institutrice en Lopérec. La voici:
“... aujourd'hui, l'histoire vient tout droit du Mont-Saint-Michel-de-Brasparts, de là-bas où pousse la lande et la courte bruyère des pays arides.
Ceci est arrivé voici plus de cent ans. Sur la colline il y avait une toute petite chapelle, bien humble, bien pauvre, comme une chaumière, comme une auberge pour les pauvres gens. Elle ne ressemblait pas, bien sûr, à celle d'aujourd'hui qui doit avoir une porte et une clé et son portrait sur les cartes postales. Elle est dédiée à Saint-Michel, le terrible archange qui terrasse le dragon, et peut-être aussi à la Vierge Marie.
Tous les ans, on y célèbre une messe, une seule, le jour du Pardon; puis les accesoires du culte sont emportés et rangés dans la grande église de Brasparts. On ne laisse dans la chapelle que la statue de la Vierge enfantine qui ressemble à une bergerette sans troupeau. Je ne sais pas si on emporte pour l'hiver la statue de Saint-Michel. Je ne l'ai pas regardé longtemps. Ses yeux étaient si cruels et ceux du démon si tristes!
La porte de la petite maison de prière n'est jamais fermée à clé, le chemineau peut y entrer, s'y abriter quand il pleut, y casser la croûte et même y faire un somme si le silence l'engourdit. Dans sa niche rose et bleue, Marie n'y trouve rien à redire et continue à sourire, même aux impolis qui ne savent pas dire bonjour en entrant.
Une herbe maigre pousse sur les flancs dénudés de la colline, et comme tous les jours un vieux cheval erre et broûte paisiblement. Que ce soit l'été ou l'hiver, le vent lui tient comagnie et joue avec sa maigre crinière. C'est Rouan, de la petite ferme de Touloudu.
Il n'est pas malheureurx, Rouan; son maître actuel ne sait pas son âge. Il est certainement très vieux. On ne lui donne absolument rien à faire; on l'aime, on le caresse, car tout prouve qu'il a bien gagné son repos. Son poil, jadis blanc, s'en va en plaques, ses côtes saillent comme des cerceaux, ses yeux ont des taches pâles comme des feuilles de menthe, et quand il arrache une touffe de chiendent on voit ses longues dents déchaussées. Il est laid et touchant, c'est la Rossinante de Don Quichotte.
Tout-à-coup, Rouan tressaille et lève la tête, il entend un bruit de ferraille:
Est-ce la poulie qui grince?
Non, le village est trop loin.
Est-ce Loïc qui vient me chercher?
Non! le ciel est encore clair. Je le vois malgré mes mauvais yeux.
Curieux, le vieux cheval traîne ses lourds sabots vers la chapelle. La porte est ouverte. Le vent la fait claquer à intervalles réguliers et le solitaire écoute avec étonnement cette musique inhabituelle.
Sur le seuil, une belle touffe d'herbe a verdi à l'abri du soleil. Tenté, Rouan avance ses longues lèvres et entre, hésitant, dans la silencieuse écurie.
Inquiet, il marche lentement; il renifle et lèche le mur verdi. Mais quand il s'en revient pour retrouver son horizon familier, il se heurte maladroitement à la porte et à la ferme tout à fait. Il cherche une autre issue, il tourne comme un cheval au manège: il frappe du front le pilier qui soutient la vieille toiture, dresse les oreilles, écoute, et les heures passent, et la nuit tombe. Il est emprisonné.
Le vent triste de novembre, le vent qui errait sur la lande ne voit plus son fidèle ami; il le cherche, il tourne autour de la chapelle et sa voix est plaintive.
Le soir, Loïc chercha son vieux compagnon, et le père de Loïc, et tous les gens du village alertés.
Ne pleure pas, Loïc; rentrons, nous ne voyons plus le sentier; demain, nous irons à Brasparts et nous préviendrons la gendarmerie.
On le chercha en vain. Dans les villages, on commenta la disparition du vieux Rouan.
Qui aurait été tenté par une bête aussi misérable?
Les Romanichels?
Bien sûr, il était très vieux, mais il portait encore un sac de blé au moulin et une charge légère de fagots!
On en parla aux veillées, puis on n'en parla plus.
Pauvre Rouan! Au bout de deux jours, quand il eut lêché les pierres humides et le bénitier vaseux, quans ses vieilles jambes ne le portèrent plus, il s'allongea près de l'autel qu'il rongea patiemment pendant des heures. Sans se débattre, sans s'en douter, il descendit doucement vers la mort.
Rouan avait heureusement des souvenirs! Cette pierre usée sous la tête, c'est la joue de soie de Maryvonne, sa jeune maîtresse: il est heureux, il court dans la campagne ensoleillée, il traîne la voiture légère et la belle jeune fille vers le pardon de Rumengol.
Il secoue ses oreilles pelées pour chasser les mouches qui le tourmentent, mais Rouan croit que c'est la cocarde glorieuse qu'on attache à la tête des beaux chevaux les jours de foire et de concours.
Son dos est lourd, pauvre bête, mais c'est sûrement le petit Loïc qui fait des cabrioles et qui risque de tomber, le polisson! Loïc chante:
Hu! do! Marhig!
Pell eman da barkig,
Pe man pell
Pe man tost
Ni n'emgavo
A raok an noz
Hu! Do! Petit cheval
Ton champ est loin,
Mais qu'il soit loin, qu'il soit près,
Nous arriverons avant la nuit.
Bien des mois après, on découvrit le cadavre du vieux Rouan près de l'autel. La mort n'avait pas été cruelle, elle lui avait doucement fermé les yeux et rapproché sagement ses sabots, comme ceux des petits ânes de Francis Jammes allant au Paradis.
Le vent qui vient du Yeun, du marais sauvage, parle souvent de Rouan et souvent le vieux cheval revient dans les rêves du petit Loïc. Ils sont alors bien heureux, ils s'amusent et courent ensemble dans des prairies de boutons d'or et de coquelicots.
Dans sa niche rose et bleue, la pastourelle continue à sourire: « Vraiment, je ne pouvais faire mieux, semble-t-elle dire en s'excusant: à l'un j'ai donné une douce mort, à l'autre le don des rêves.
Je n'ai demandé aucun compte à Saint-Michel. Tout est bien ainsi. »
Hu! do! Marhig!
Pell eman da barkig,
Ton champ était loin, Rouan,
Mainteant repose-toi
Tu es arrivé à la maison.”
Ce texte est extrait de « Kervez ce paradis » (1955) de Léontine Drapier-Cadec, ouvrage que vous pouvez retrouver à la bibliothèque associative de Brasparts.(ouverte le mercredi de 13h30 à 15h, le samedi de 14h à 15h30, et de dimanche de 11h à 12h.)
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